— Je crois que nous avons résolu nos problèmes, dit Raistlin à ses compagnons.
« Le Magicien Rouge et ses Merveilleux sortilèges », un spectacle ambulant dont on parle encore entre Balifor et les Ruines-Nord, était né.
Dès le lendemain soir, Raistlin exécuta ses tours devant le cercle admiratif des amis de Guillaume. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Après que le mage se fut produit pendant une semaine, Rivebise, opposé à cette idée, fut forcé d’admettre que Raistlin avait résolu leurs ennuis pécuniaires, et d’autres problèmes tout aussi pressants.
Le manque d’argent était leur première préoccupation. Ils avaient besoin de fonds pour louer un navire qui les emmènerait à Sancrist. Ensuite, il leur fallait pouvoir traverser sans encombre des territoires occupés par l’ennemi.
Dès sa prime jeunesse, Raistlin avait eu recours à ses talents de prestidigitateur pour assurer sa subsistance et celle de son frère. Son habileté et la pratique lui avaient donné une aisance absolue. Il faisait voguer des bateaux aux ailes blanches sur le comptoir de la taverne, et des oiseaux s’envolaient des soupières tandis que des dragons apparaissaient aux fenêtres. Le clou final consistait à se transformer lui-même en une torche vivante qui se consumait totalement, pour réapparaître quelques instants plus tard sur le seuil de l’auberge dans un tonnerre d’applaudissements.
En une semaine, l’Auberge du Cochon Siffleur fit plus de recette qu’en une année. Hélas le spectacle n’avait pas manqué d’attirer des hôtes indésirables. Guillaume enrageait de voir des draconiens et des gobelins se mêler à l’auditoire. Mais Tanis le calma rapidement.
Le demi-elfe ne se plaignait nullement de la présence de l’ennemi. Si les draconiens appréciaient le spectacle, ils en parleraient autour d’eux, et leur renommée leur permettrait de traverser le pays sans encombre.
Leur projet était de se rendre à Flotsam pour trouver un bateau, que personne à Balifor ne consentirait à leur louer. Flotsam s’intéressait plus à l’argent qu’à la guerre.
Les compagnons passèrent un mois fructueux à l’Auberge du Cochon Siffleur. Guillaume les hébergea pour rien et ne préleva pas un sou sur l’argent qu’ils avaient tiré de leurs talents de saltimbanques.
Les premiers temps, les spectacles de Raistlin reposaient sur ses seuls tours. Comme il commençait à fatiguer, Tika proposa de danser entre ses numéros pour lui permettre de se reposer. Raistlin se montra sceptique ; quand Tika apparut dans l’affriolant costume qu’elle s’était confectionnée, ce fut Caramon qui blêmit.
Mais elle leur rit au nez.
Dès sa première prestation, la recette fit un bond spectaculaire. Raistlin décida de la laisser participer au spectacle. Songeant que les foules aiment la variété dans le divertissement, il réussit à persuader Caramon, que cette idée faisait rougir jusqu’aux oreilles, de présenter des tours de force. L’instant où le colosse soulevait Guillaume d’une seule main jusqu’au plafond devint un temps fort de la représentation.
Tanis fut chargé de surprendre les spectateurs avec son aptitude à voir dans l’obscurité. Mais Raistlin resta pantois quand Lunedor vint le trouver un soir avant le spectacle.
— Je voudrais chanter, déclara-t-elle sans ambages.
Le mage la regarda d’un air incrédule. Il interrogea Rivebise du regard, mais le barbare hocha la tête.
— Tu as une voix prenante, je m’en souviens très bien. La dernière fois que je t’ai entendue chanter, c’était à l’Auberge du Dernier Refuge, où tu as déclenché une émeute qui a failli nous coûter la vie.
Lunedor rougit au rappel de l’événement, grâce auquel elle avait fait connaissance avec les compagnons. Rivebise se rembrunit et posa un bras protecteur sur son épaule.
— Allons-nous-en, dit-il en jetant un regard haineux à Raistlin. Je t’avertis…
Lunedor secoua la tête avec obstination.
— Je chanterai, dit-elle froidement, et Rivebise m’accompagnera. Nous avons écrit une ballade.
— Très bien, répondit le mage, nous essayerons demain.
Ce soir-là, la taverne était bondée. Il y avait des parents et leurs enfants, des marins, des draconiens, des gobelins et des kenders.
Raistlin fit voltiger ses pièces de monnaie, puis apparaître un cochon, qui se tortilla sur le comptoir. Enfin il déclencha une panique générale en faisant surgir un gigantesque troll derrière les carreaux d’une fenêtre. Comme à l’accoutumée, le public l’applaudit à tout rompre. Tika prit la relève.
Sa danse souleva les acclamations, surtout chez les draconiens qui se mirent à cogner leurs chopes contre les tables.
Puis ce fut le tour de Lunedor. Sa chevelure or et argent cascadant sur sa tunique bleu clair, elle était si resplendissante que son apparition provoqua un silence immédiat.
Rivebise s’installa à ses pieds et commença à jouer de sa flûte de roseau. Après quelques mesures, Lunedor entonna leur ballade de sa voix profonde. Ce chant doux et mélodieux avait quelque chose d’envoûtant. Mais ce furent surtout les paroles qui retinrent l’attention de Tanis. Il échangea un regard inquiet avec Caramon.
— Je crains le pire ! souffla le mage, assis à côté de son jumeau. Nous risquons une émeute !
— Pas sûr. Regarde le public.
Les femmes appuyaient la tête sur l’épaule de leurs maris et les enfants écoutaient attentivement. Les draconiens, à la manière des animaux que la musique hypnotise, semblaient fascinés. Seuls les gobelins se morfondaient, mais ils n’osaient pas manifester leur ennui devant les draconiens.
Le chant de Lunedor parlait des dieux d’antan. Il racontait comment ils avaient déclenché le Cataclysme pour punir le Prêtre-Roi d’Istar et le peuple de Krynn de leur orgueil. La ballade leur rappela que le peuple, se croyant abandonné, avait vénéré des idoles. Elle leur apportait un message d’espoir : les vrais dieux ne les avaient pas délaissés. Ils attendaient simplement d’être reconnus.
Quand la flûte se tut, l’assistance parut sortir d’un rêve. Les gens ne savaient plus vraiment ce que disait la chanson, dont ils avaient oublié les paroles. Les draconiens commandèrent à boire, et les gobelins réclamèrent Tika et ses danses. Cependant certains restaient sous l’emprise du chant. Timidement, une jeune femme au teint sombre approcha de Lunedor.
— Je ne veux pas te déranger, ma dame, mais ta ballade m’a bouleversée. Je veux connaître les dieux d’antan.
— Viens me voir demain, répondit Lunedor en souriant, et je t’apprendrai ce que je sais.
C’est ainsi que, peu à peu, les dieux de jadis commencèrent à revivre dans le cœur du peuple. Quand les compagnons quittèrent Balifor, la jeune femme à la peau sombre et quelques autres personnes arboraient le talisman de Mishakal, déesse de la Guérison. Secrètement, ils répétaient le message des dieux, pour faire renaître l’espoir dans un pays en proie à la désolation.
2
Le tribunal de la Chevalerie.
— Enfin, je déclare Sturm de Lumlane coupable de lâcheté devant l’ennemi, articula lentement Dirk.
Un murmure parcourut l’assemblée des chevaliers, qui s’étaient réunis dans le château du seigneur Gunthar.
Face à eux, les trois hommes assis à une table de chêne se penchèrent l’un vers l’autre pour se concerter à voix basse.
Jadis, trois juges présidaient le tribunal de la chevalerie : le Grand Maître, le Grand Prêtre, et le Juge Suprême. Depuis le Cataclysme, il n’y avait plus de Grand Prêtre, et la place de Grand Maître se trouvait vacante. Quant au Juge Suprême, sa position était précaire, car le prochain Grand Maître pourrait à son gré le démettre de ses fonctions.
En dépit de l’absence de chef, l’Ordre continuait à fonctionner selon des règles strictes. Le seigneur Gunthar, qui n’était pas assez puissant pour briguer la position très convoitée de Grand Maître, assurait cette fonction par intérim. Pour juger le jeune écuyer Sturm de Lumlane, il était flanqué du Juge Suprême MarKenin, et du jeune seigneur Geoffroi, qui tenait lieu de Grand Prêtre.