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Dans la grande salle du château de Uth Wistan, vingt chevaliers venus des quatre coins de Sancrist assistaient au procès, selon les exigences de la Règle de l’Ordre.

Après avoir témoigné, le seigneur Dirk s’inclina devant le seigneur Gunthar et reprit place parmi ses pairs. Il ne restait plus qu’à entendre ce qu’avait à dire Sturm pour sa défense, et le jugement serait rendu.

Sturm avait subi sans broncher le réquisitoire infamant de Dirk. Impassible, il s’était entendu accuser de désobéissance, d’insubordination, et d’usurpation du titre de chevalier. Pas un mot n’était sorti de sa bouche.

Depuis le début du procès, le seigneur Gunthar ne quittait pas l’accusé des yeux. Il l’avait vu flancher une seule fois, lorsque Dirk avait parlé de sa lâcheté. Son visage avait pris l’expression… Oui, Gunthar avait déjà vu cette expression-là sur celui d’un homme transpercé par une lance. Mais Sturm s’était immédiatement ressaisi.

Gunthar était tellement captivé par l’attitude de Lumlane qu’il faillit perdre le fil de la conversation de ses collègues. Il saisit au vol les derniers mots du seigneur MarKenin.

— … pas droit à la défense.

— Et pourquoi donc ? demanda sèchement le seigneur Gunthar. C’est le droit le plus strict de l’accusé.

— Mais nous n’avons jamais eu un cas de la sorte, répondit MarKenin. Jusqu’à maintenant, quand un écuyer comparaissait devant le Conseil pour briguer le titre de chevalier, il y avait de nombreux témoins. On donne à Lumlane la possibilité d’expliquer ses actes, alors que ni lui, ni personne ne les conteste. Ils sont avérés. La seule défense de Lumlane…

— Est de prétendre que Dirk a menti, acheva le seigneur Geoffroi. Et c’est une chose impensable ! La parole d’un écuyer ne vaut rien contre celle d’un chevalier de la Rose !

— Le jeune homme aura néanmoins le droit de se justifier, répliqua Gunthar. C’est prévu par notre Loi. Auriez-vous l’intention de la contester ?

— Non…

— Non, bien sûr, mais…

— Parfait.

Gunthar se lissa les moustaches et se pencha pour taper sur la table avec le pommeau d’une épée – celle de Sturm. Dans son dos, les deux juges échangèrent des signes de connivence qui ne lui échappèrent pas. L’atmosphère était lourde des intrigues qui empoisonnaient la chevalerie.

Dans d’autres circonstances, et s’il avait été plus jeune, Gunthar aurait sans aucun doute mis bon ordre aux conspirations. Il s’attendait à l’attitude déloyale de MarKenin, qui avait depuis longtemps pris le parti de Dirk, mais il fut surpris de celle de Geoffroi, qui l’avait toujours fidèlement suivi.

Grâce à sa fortune et à ses appuis, Dirk Gardecouronne était le seul à pouvoir rivaliser avec Gunthar dans la course au titre de Grand Maître. Espérant gagner des voix supplémentaires, Dirk s’était porté volontaire pour aller chercher les légendaires orbes draconiens. Gunthar n’avait pu que s’incliner : il ne fallait pas laisser penser que la puissance grandissante de Dirk était redoutable. Selon la Loi, Dirk était l’homme le mieux qualifié pour la mission. Mais Gunthar se méfiait de lui. L’homme était avide de gloire et de pouvoir ; s’il était loyal, c’était surtout envers lui-même.

Le retour triomphal de Dirk avec l’orbe lui donnait à présent le beau rôle. Certains chevaliers s’étaient rangés derrière lui ; quelques partisans de Gunthar avaient suivi leur exemple.

Seuls les jeunes chevaliers de l’Ordre mineur de la Couronne s’opposaient à Dirk. Peu nombreux, ils brillaient par la loyauté plus que par les richesses. Tous s’étaient ralliés à la cause de Lumlane.

Gunthar savait que Gardecouronne allait se tailler la part du lion. En se débarrassant d’un homme qu’il haïssait, il évincerait du même coup son rival pour la place de Grand Maître.

L’amitié bien connue de Gunthar pour la famille Lumlane était un handicap. C’était lui qui avait appuyé la requête de Sturm, quand celui-ci avait revendiqué la succession paternelle. La protection qu’il assurait au fils de son ami défunt risquait de lui nuire considérablement.

Gunthar songea avec tristesse que Lumlane, qu’il tenait pour un homme de valeur digne de marcher sur les traces de son père, allait voir sa carrière anéantie.

— Sturm de Lumlane, demanda-t-il dès que le silence fut revenu, as-tu entendu l’accusation ?

— Oui, mon seigneur.

— Sturm, es-tu conscient de la gravité des charges qui pèsent contre toi, et qui peuvent amener le Conseil à te déclarer indigne de la chevalerie ?

— Oui, mon seigneur.

Gunthar se lissa la moustache et réfléchit à la manière de mener l’interrogatoire ; il savait que tout ce que Sturm dirait sur Dirk se retournerait contre lui.

— Quel âge as-tu, Lumlane ?

À cette question inattendue, Sturm marqua un temps d’arrêt.

— Trente ans passés, je crois ? poursuivit Gunthar.

— Oui, mon seigneur.

— D’après ce qu’a rapporté le seigneur Dirk, tes exploits devant le Mur de Glace prouvent ta maîtrise du métier des armes…

— C’est une chose que je n’ai jamais niée, mon seigneur, intervint Dirk.

— Mais tu l’accuses de lâcheté, lança Gunthar. Si mes souvenirs sont bons, tu as dit qu’il avait refusé de se battre quand les elfes ont attaqué.

Dirk devint rouge de colère.

— Puis-je rappeler à Sa Seigneurie que ce n’est pas moi l’accusé ?

— Tu accuses Lumlane de lâcheté devant l’ennemi, continua Gunthar, mais il y a longtemps que les elfes ne sont plus nos ennemis.

Dirk hésita. Autour de lui, les chevaliers semblaient mal à l’aise. Les elfes siégeaient au Conseil de Blanchepierre, mais ils ne prenaient pas part au vote. Avec la réapparition de l’orbe draconien, ils ne manqueraient pas d’assister au Conseil. Il était préférable que ce malheureux faux pas ne leur vienne pas aux oreilles.

— « Ennemi » est exagéré, mon seigneur. Mon seul tort est d’avoir appliqué la Loi à la lettre. Lors de cet incident, les elfes, bien qu’ils ne soient pas nos ennemis, ont tout fait pour nous empêcher d’emmener l’orbe à Sancrist. Par cette attitude, ils s’opposaient à ma mission, ce qui me contraignit à les considérer comme des ennemis.

Canaille ! se dit Gunthar.

Dirk s’inclina en s’excusant d’être intervenu et se rassit. Sturm prit la parole :

— La Loi prescrit qu’il faut veiller à épargner la vie, et se battre uniquement pour se défendre, soi ou les autres. Les elfes ne nous menaçaient pas. Nous ne courions aucun danger.

— Ils vous ont pourtant décoché bon nombre de flèches, l’ami ! dit le seigneur MarKenin en frappant la table de son poing ganté.

— C’est vrai, mon seigneur, admit Sturm. Mais chacun sait qu’ils sont des tireurs hors pairs. S’ils avaient voulu nous tuer, ils n’auraient pas visé les arbres.

— Que serait-il arrivé si vous aviez attaqué ? demanda Gunthar.

— Les conséquences auraient été tragiques, mon seigneur, répondit Sturm d’une voix grave. Pour la première fois depuis des générations, les elfes et les humains se seraient entretués, ce qui n’aurait pas manqué de plaire aux draconiens.

Les jeunes chevaliers de la Couronne applaudirent. Le seigneur MarKenin, scandalisé par ce manquement, leur lança un regard offusqué.

— Seigneur Gunthar, puis-je te rappeler que le seigneur Dirk n’est pas l’accusé. Il a souvent prouvé sa valeur sur le champ de bataille. Je pense que nous pouvons lui faire confiance quand il s’agit d’apprécier une action hostile. Sturm, prétends-tu que les accusations portées contre toi par le seigneur Dirk Gardecouronne sont fausses ?