— Eh bien… (Caramon, embarrassé, toussota.) C’est une des plus grandes villes que j’ai jamais vues. Il y a les navires dont nous disions…
— Les navires aux blanches ailes de Tarsis la Magnifique, récita Raistlin d’un ton amer. Regarde ces navires. Leur trouves-tu quelque chose de particulier ?
— Ils ne sont pas en très bon état. Les voiles sont déchirées, et… il n’y a pas d’eau !
— Finement observé, ironisa Raistlin.
— Mais la carte du kender…
— … Date d’avant le Cataclysme, l’interrompit Tanis. Malédiction, j’aurais dû y penser ! J’aurais pu envisager ce cas de figure ! Tarsis la Magnifique, un port légendaire, maintenant enchâssée dans les terres !
— Et depuis trois cents ans, susurra Raistlin. Quand les montagnes se sont déversées sur la terre, des mers se sont formées, comme nous l’avons vu à Xak Tsaroth, mais d’autres ont disparu. Maintenant, qu’allons-nous faire des réfugiés, Demi-Elfe ?
— Je n’en sais rien, grogna Tanis. Inutile de rester ici, cela ne fera pas revenir la mer.
— Qu’allons-nous devenir ? demanda Caramon à son frère. Nous ne pouvons quand même pas retourner dans la Cité du Sud. Je suis sûr que quelque chose ou quelqu’un nous observe, dit-il en jetant des regards inquiets autour de lui. Je sens des yeux posés sur nous. À l’instant même.
— Tu fais bien d’écouter ton instinct, mon frère, dit doucement Raistlin. Un grand danger plane sur nous, il semble de plus en plus menaçant depuis que les réfugiés sont arrivés à la Cité du Sud. J’ai bien essayé de les avertir, mais…
— Comment le sais-tu ? demanda Caramon.
— Tu n’as toujours rien compris ? s’écria Raistlin. Je le sais, un point c’est tout. J’ai payé pour ce savoir quand j’étais dans la Tour des Sorciers. J’ai payé de mon corps, et j’ai failli y laisser ma raison. J’ai payé de…
Raistlin s’arrêta devant la mine défaite de son frère. Chaque fois qu’on abordait l’épisode de la Tour des sorciers, Caramon devenait livide.
— Il y a une chose que je ne comprends pas…, bredouilla-t-il.
Raistlin secoua la tête en soupirant. Appuyé sur son bâton, il commença à descendre la colline.
— Tu ne la comprendras jamais, murmura-t-il. Jamais.
Trois cents ans auparavant, Tarsis la Magnifique était la capitale des pays d’Abanasinie. C’était de là que partaient les fabuleux « vaisseaux aux blanches ailes » pour faire route à travers Krynn, rapportant toutes sortes de marchandises extraordinaires. La place du marché de la ville était un lieu de rencontres et d’échanges connu du monde entier.
D'étranges acheteurs venaient s’y approvisionner.
Des magiciens vêtus de rouge, mais aussi de noir ou de blanc, couraient les échoppes à la recherche d’ingrédients rares. Des prêtres y trouvaient les plantes et les poudres nécessaires à la fabrication de leurs remèdes. Car il y avait des prêtres sur Krynn avant le Cataclysme. Certains vénéraient les dieux du Bien, d’autres les dieux du Mal, d’autres encore des dieux « neutres ». Le pouvoir de ces prêtres se révélait immense, et leurs prières, en Bien comme en Mal, étaient toujours exaucées.
Parmi cette population bigarrée, on reconnaissait facilement les Chevaliers Solamniques chargés de maintenir l’ordre et de surveiller les frontières. Disciples de Paladine, ils étaient d’une grande piété et observaient à la lettre leur code de l’honneur.
Les premières guerres draconiennes n’affectèrent pas la splendide cité. Ses fortifications, sa flotte et son armée, appuyée par la vigilance des chevaliers, découragèrent la Reine des Ténèbres. Avant qu’elle ait pu donner l’assaut à la ville, Huma avait refoulé ses dragons au fin fond des cieux. Pendant toute l’Ère de la Force, Tarsis resta l’une des cités les plus brillantes de Krynn.
Mais comme beaucoup d’autres mégalopoles, sa magnificence la rendit prétentieuse. Ses exigences envers les dieux devinrent exorbitantes : richesses, pouvoir, gloire. Le peuple révérait le Prêtre-Roi Istar ; s’indignant de voir encore de la souffrance à Tarsis, le monarque réclama aux dieux ce qu’ils avaient accordé à Huma pour son mérite et sans qu’il le demande. Même les chevaliers tombèrent sous la coupe d’Istar et ne surent mettre un frein à son outrecuidance.
Survint alors le Cataclysme. La terre se souleva et se constella de crevasses. Pour punir Istar et son peuple de leur vanité, les dieux, dans leur juste colère, envoyèrent un déluge de rochers sur Krynn. Le feu se déversa du ciel et les terres s’entrouvrirent. La mer s’engouffra par les murailles effondrées, et un raz-de-marée emporta la ville et ses navires. Le peuple appela les chevaliers à son secours, mais il n’y avait rien qu’ils pussent faire. Au matin de cette nuit d’horreur, Tarsis se retrouva au milieu des terres. Les vaisseaux aux blanches ailes gisaient, échoués sur le sable comme de grands oiseaux blessés.
Les survivants tentèrent de rebâtir leur ville en espérant que les chevaliers leur viendraient en aide. Mais les difficultés les retenaient dans le nord. Personne ne vint ; d’ailleurs personne ne pouvait venir : un nouvel océan séparait désormais les différentes contrées de l'Abanasinie. Le passage par la montagne était également impossible ; les nains avaient fermé les portes de leur royaume de Thorbardin. Les elfes se retirèrent au Qualinesti pour panser leurs plaies, rejetant sur les humains la responsabilité du Cataclysme. Tarsis perdit tout contact avec les peuples du nord.
Lorsque la cité comprit qu’elle ne pouvait plus compter sur les chevaliers, elle décréta officiellement leur bannissement. Le seigneur de la ville se trouva dans une position embarrassante. Il ne croyait pas à la culpabilité des chevaliers, mais il fallait un bouc émissaire pour satisfaire le peuple, qui les accusait de corruption. Quand la populace se mit à les lapider, le seigneur ferma les yeux. Ainsi il garda son pouvoir.
Au bout de quelque temps, l’ordre fut rétabli dans la rue. Mais rien n’était plus comme avant. Le peuple convaincu que les dieux s’étaient détournés de lui, adora d’autres divinités. Le savoir et la sagesse que transmettaient les anciens prêtres se perdirent. Les faux prophètes se multiplièrent et les guérisseurs improvisés colportèrent partout d’illusoires panacées. Le glorieux passé de la ville n’était plus qu’un rêve dont bien peu d’hommes avait gardé le souvenir.
Les rumeurs d’une guerre étaient parvenues jusqu’à Tarsis. Le seigneur avait envoyé un bataillon protéger la frontière. Mais pour le peuple, tout ce qu’on racontait n’était que rumeurs provenant du nord, où ces maudits chevaliers essayaient désespérément de rétablir leur influence. Le retour des dragons ! Vraiment, quelles incroyables histoires ces traîtres allaient-ils encore inventer ?
Voilà où en était Tarsis la Magnifique au moment où les compagnons y firent leur entrée, au lever du soleil.
4
Arrêtés ! Les héros se séparent. Un adieu de mauvais augure.
Les quelques gardes qui somnolaient sur les remparts furent tirés de leur hébétude par un petit groupe qui désirait entrer dans la ville. Un demi-elfe à la barbe rousse comme ils n’en avaient plus vu depuis des lustres, leur demanda de lui indiquer une auberge où ses compagnons pourraient se reposer. Les gardes envoyèrent ces paisibles voyageurs à l’auberge du Dragon Rouge.
Les choses auraient pu en rester là. Après tout, on voyait défiler de plus en plus d’étrangers à Tarsis. Mais quand les nouveaux venus franchirent la porte, le pan d’un manteau se souleva, découvrant en partie une armure brillant sous le soleil du matin. Un garde reconnut immédiatement le blason abhorré des Chevaliers de Solamnie.
L’homme les laissa entrer dans l’auberge du Dragon Rouge. Il attendit qu’ils fussent montés dans leurs chambres et s’approcha de l’aubergiste, à qui il glissa quelques mots. Puis il s’en fut faire son rapport.