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— Mon seigneur, je n’affirme pas que le chevalier ait menti. Néanmoins, il a déformé les faits.

— Dans quel but, selon toi ? demanda le seigneur Geoffroi.

— Je préfère ne pas répondre, mon seigneur.

— Pour quelle raison ? demanda gravement Gunthar.

— Parce que, selon la Loi, cela nuirait à l’honneur de la chevalerie, répondit Sturm.

— L’accusation est grave. Sais-tu que tu n’as aucun témoin pour confirmer ton témoignage ?

— Oui, mon seigneur, et c’est pourquoi je préfère ne pas répondre.

— Et si je t’ordonne de parler ?

— Dans ce cas, je m’exécuterai.

— Alors parle, Lumlane. Les données de ce procès sont exceptionnelles, et je ne vois pas comment nous rendrions un jugement équitable sans avoir tout entendu. En quoi le seigneur Dirk Gardecouronne a-t-il déformé les faits ?

Sturm s’empourpra. Sa cause était perdue, il le savait. Jamais il ne serait chevalier, jamais il ne réaliserait le rêve qui lui tenait plus à cœur que la vie.

Il se décida à prononcer les paroles qui feraient de Dirk son ennemi juré jusqu’à la mort.

— Je crois que le seigneur Dirk Gardecouronne m’a discrédité dans le but de servir ses ambitions, mon seigneur.

La salle se fit houleuse. Dirk bondit, prêt à se jeter sur Sturm. Ses amis l’arrêtèrent.

Gunthar frappa sur la table pour réclamer le silence, mais Dirk avait eu le temps de provoquer Lumlane en duel pour obtenir réparation.

Gunthar toisa froidement le chevalier de la Rose.

— Tu sais fort bien, seigneur Dirk, que les duels d’honneur sont interdits en temps de guerre ! Reprends-toi, ou je serai contraint de t’expulser de cette cour !

Dirk se laissa retomber sur son siège.

— As-tu quelque chose à ajouter pour ta défense, Sturm de Lumlane ?

— Non, mon seigneur.

— Alors tu peux te retirer, nous allons délibérer.

Sturm s’inclina devant les juges, puis se retourna pour saluer l’assemblée. Deux chevaliers le conduisirent dans l’antichambre.

Resté seul, il s’assit sur un banc et sourit avec amertume. La situation était sans issue. L’expression préoccupée de Gunthar ne lui avait guère laissé d’espoir. Quelle serait la sentence ? L’exil, la confiscation de ses terres et de ses biens ? Il ne possédait rien, et il avait quitté la Solamnie depuis si longtemps que l’exil ne signifiait pas grand-chose pour lui. La mort ? Il la souhaitait presque, si elle pouvait l’arracher à la souffrance qui le rongeait.

Plusieurs heures s’écoulèrent. L’après-midi passa en discussions animées, dont les éclats retentissaient dans les couloirs.

Vers le soir, une cloche retentit.

— Lumlane ! appela un chevalier.

Sturm se recueillit un instant pour prier Paladine de lui donner du courage. Flanqué de deux chevaliers, il entra dans la salle du Conseil.

L’épée de ses ancêtres était là, posée sur la grande table devant les juges. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il baissa la tête.

Symbole de sa culpabilité, une couronne de roses noires entourait l’épée.

— Faites avancer le nommé Sturm de Lumlane, ordonna le seigneur Gunthar.

Le nommé Lumlane ! songea Sturm, désespéré.

Sachant que Dirk le regardait, il releva la tête. Il était hors de question de donner sa douleur en spectacle. Il se redressa fièrement, le regard rivé sur le seigneur Gunthar.

— Sturm, le tribunal t’a déclaré coupable. Nous sommes disposés à rendre la sentence. Es-tu prêt à l’entendre ?

— Oui, mon seigneur.

Gunthar se lissa la moustache, geste qu’il ne manquait jamais de faire avant de se battre.

— Sturm, il t’est interdit de porter la tenue et l’équipement des Chevaliers de Solamnie. Par conséquent, le Trésor de l’Ordre ne t’accordera ni gages, ni biens, ni récompenses…

Une vague de murmures traversa l’assistance. La sentence ne tenait pas debout ! Personne ne recevait quoi que ce soit du Trésor de l’Ordre depuis le Cataclysme. Il se tramait quelque chose.

— Enfin…

Le seigneur Gunthar marqua une pause. Jouant négligemment avec les roses noires de l’épée, il parcourut l’auditoire d’un regard pénétrant, comme s’il comptait faire monter la tension avant de rendre le verdict.

— Sturm de Lumlane, chevaliers ! C’est la première fois qu’un cas aussi singulier se présente devant notre tribunal. Mais par les temps qui courent, cette singularité n’a rien de très étonnant. Ce jeune écuyer est connu pour sa valeur et ses talents de combattant. Même l’accusation en convient. Sturm est en même temps accusé de désobéissance et de lâcheté. Il ne nie pas les faits, mais déclare qu’ils ont été mal interprétés.

« Selon la Loi, la parole d’un chevalier tel que Dirk Gardecouronne prime sur celle d’un écuyer encore indigne de son bouclier. Mais la Loi donne à l’accusé le droit de produire des témoins. En raison des circonstances actuelles, Lumlane ne peut faire venir ses témoins. Dirk Gardecouronne, pour les mêmes motifs, n’a pu produire les siens pour confirmer ses accusations. Par conséquent, les juges sont d’accord sur la procédure suivante, qui déroge légèrement à l’habitude. »

Sturm regardait Gunthar sans comprendre. Que se passait-il ? Il observa les deux autres juges. MarKenin ne cachait pas son mécontentement ; il était clair que le compromis avait été conclu de haute lutte.

Gunthar poursuivit l’explication de la procédure :

— Attendu que je réponds de lui sur l’honneur, le Conseil a décidé d’admettre Sturm de Lumlane dans l’Ordre mineur de la Couronne. (Il y eut des exclamations dans la salle.) Par conséquent, il occupera le troisième poste de commandement du détachement qui lèvera les voiles pour Palanthas. Conformément à la Loi, chacun des trois Ordres sera représenté dans le commandement. Dirk Gardecouronne assurera le haut-commandement au nom de l’Ordre de la Rose. Le seigneur MarKenin représentera l’Ordre de l’Épée, Sturm de Lumlane me remplacera pour celui de la Couronne.

L’assemblée était abasourdie. Cette fois, Sturm ne songeait plus à dissimuler les larmes qui roulaient sur ses joues. Il entendit derrière lui un remue-ménage et un cliquetis d’armes. Furieux, Dirk et ses compagnons quittaient la salle.

Les jeunes chevaliers que Sturm allait commander applaudirent. Il eut un pincement au cœur ; il venait de remporter une victoire, mais ce qu’était devenue la chevalerie l’écœurait : un nid de factions rivales assoiffées de pouvoir. La fraternité dans l’honneur n’était plus qu’un souvenir.

— Félicitations, Lumlane, siffla MarKenin. J’espère que tu es conscient de ce que le seigneur Gunthar a fait pour toi.

— Certainement, mon seigneur, répondit Sturm en s’inclinant. Je jure sur l’épée de mon père que je resterai digne de sa confiance.

— Je te le conseille, conclut MarKenin.

Il tourna les talons, suivi de Geoffroi, qui n’avait pas daigné desserrer les dents.

Les jeunes chevaliers entourèrent Sturm et le félicitèrent. Un peu plus tard, Gunthar l’emmena faire quelques pas dans le vestibule.

— Laisse-moi te remercier, mon seigneur, déclara Sturm d’une voix émue.

— Tu n’as pas à me remercier, mon fils. Viens ! Quittons cet endroit morose et allons nous réchauffer avec un bon verre de vin.

Les deux chevaliers traversèrent les couloirs de l’antique château.

— Je te dois beaucoup, mon seigneur, insista Sturm. Tu as pris des risques énormes. J’espère prouver que j’en suis digne…

— Des risques ! Foin de ces bêtises !

Ils pénétrèrent dans une pièce décorée de roses, de plumes de martin-pêcheur et de petites couronnes dorées pour les fêtes de Yule. Gunthar s’assit devant le feu et se fit apporter du vin chaud fleurant bon les épices.