— Combien de fois ton père m’a-t-il protégé de son bouclier lorsque j’étais à terre… !
— Et tu as fait la même chose pour lui, continua Sturm. Tu ne lui dois rien. Pour moi, tu as mis ton honneur en jeu ; si j’échoue, tu seras déchu de ton rang, dépouillé de tes titres et de tes terres. Dirk y veillera…
Sirotant son vin, Gunthar observait Sturm qui osait à peine tremper les lèvres dans le sien.
— As-tu jamais failli, Sturm ?
— Non, mon seigneur, jamais. Je le jure !
— Alors je n’ai rien à craindre de l’avenir. Je bois à tes succès au combat, Sturm de Lumlane ! dit le seigneur en levant sa coupe.
Sturm ferma les yeux. Les épreuves avaient été rudes. La tête posée sur les bras, il pleura comme son père l’avait fait le jour où sa femme et son fils étaient partis en exil.
Gunthar s’en souvenait comme si c’était hier.
— Je te comprends, dit-il en lui passant un bras autour des épaules.
Épuisé, Sturm finit par s’endormir.
Pendant les quelques jours qui précédèrent le départ de la flotte, Sturm eut tant de choses à régler qu’il ne vit pas le temps passer.
La bataille de Palanthas serait d’importance. De son issue dépendait le contrôle du nord de la Solamnie.
Les remparts de la ville seraient défendus par l’armée locale. Les chevaliers occuperaient la Tour du Grand Prêtre, qui gardait le col du Mont Vingaard. Au-delà de ces dispositions, les chefs n’avaient pas réussi à se mettre d’accord, et l’atmosphère restait tendue.
Le jour du départ, tout le monde se rassembla sur l’embarcadère. Gunthar fit ses adieux à ses fils. Il échangea avec Dirk les formules d’usage des chevaliers et gratifia MarKenin d’une accolade. Puis il chercha des yeux Sturm, qu’il découvrit un peu à l’écart de la foule.
— Lumlane, j’ai été pris par le temps et je n’ai pas pu te voir ces derniers jours. Tu m’as parlé d’amis qui devaient se rendre à Sancrist. Pourraient-ils témoigner en ta faveur devant le Conseil ?
Sturm réfléchit. La première personne à laquelle il pensa fut Tanis, qui lui avait beaucoup manqué ces derniers jours. Longtemps il avait espéré le voir arriver, mais il n’y comptait plus. Le demi-elfe avait ses propres problèmes, et nombre de risques à affronter.
Mais il pouvait placer ses espoirs ailleurs. Inconsciemment, Sturm tâta l’étoile de diamants qu’il portait sous sa cuirasse. Elle lui communiqua une douce chaleur ; il comprit qu’Alhana était avec lui malgré la distance qui les séparait.
— Laurana ! déclara-t-il.
— Une femme ? s’étonna Gunthar, qui fronça les sourcils.
— Oui, mais c’est la fille de l’Orateur du Soleil, roi du Qualinesti. Il y a aussi son frère Gilthanas. Tous deux peuvent témoigner en ma faveur.
— La famille royale…, dit Gunthar, songeur. Ce serait parfait, d’autant que l’Orateur participera à la réunion du Conseil à propos de l’orbe. Si tout va bien, mon garçon, tu finiras par revêtir l’armure des chevaliers !
— Et j’aurais payé ma dette envers toi, dit Sturm.
— N’y pense plus, répondit le seigneur en levant la main. (Sturm s’agenouilla respectueusement devant lui.) Reçois ma bénédiction, Sturm de Lumlane, et accepte-la comme celle de ton père absent. Fais ton devoir et reste digne de lui. Que l’esprit de Huma inspire ton cœur !
— Merci, mon seigneur. Adieu !
— Adieu, Sturm ! dit Gunthar en l’embrassant.
Les chevaliers embarquèrent sous un ciel plombé.
Le soleil était absent de cette aube hivernale. Nulle acclamation ne résonnait sur le quai, seuls les ordres, les grincements des treuils et le claquement des voiles égayèrent les adieux.
Les vaisseaux levèrent l’ancre et prirent la direction du nord. Bientôt une pluie glacée tomba, tirant un rideau entre ceux qui restaient et ceux qui étaient partis.
3
L’orbe draconien. Le vœu de Raistlin.
Debout devant le chariot, Raistlin contemplait de ses étranges yeux dorés les bois alentour. Les fêtes de Yule étaient passées ; l’hiver avait pris possession de la nature. La terre s’était endormie sous un épais tapis de neige.
Les compagnons de Raistlin étant occupés chacun de leur côté, le mage était seul. Hochant la tête d’un air lugubre, il rentra dans le chariot et referma la porte derrière lui.
Depuis quelques jours, les compagnons avaient établi leur camp aux abords du Kendermor. Leur voyage, qui contre toute attente avait été un succès, touchait à sa fin. Dès ce soir, ils se mettraient en route pour Flotsam, où ils comptaient louer un navire.
Le mage traversa le chariot encombré de malles et de ballots. Son regard s’attarda sur la tunique de scène d’un rouge phosphorescent que Tika lui avait confectionnée. Elle prétendait l’empaqueter, mais il l’avait vertement rabrouée. Haussant les épaules, la jeune femme était partie se promener dans le bois, où elle savait qu’elle retrouverait Caramon, comme à l’accoutumée.
Raistlin palpa l’étoffe chatoyante si douce au toucher. Il regrettait déjà la période de sa vie qui venait de s’achever.
J’ai été heureux, se dit-il, et c’est bizarre. Je ne peux pas dire que ça m’est arrivé souvent. Certainement pas quand j’étais jeune, ni durant ces dernières années, après ce qu’ils ont fait à mon corps et à mes yeux. Mais je n’ai jamais couru après le bonheur. Quelle fadeur, comparé à la magie ! Encore que… Ces dernières semaines ont été un moment de paix. Et même de joie. En connaîtrai-je d’autres, après ce que je vais être obligé de faire ?
Il gagna le fond du chariot et tira le rideau sur l’espace personnel qu’il s’était réservé.
Parfait. Il serait tranquille jusqu’à la tombée de la nuit. Tanis et Rivebise étaient partis à la chasse. En principe, Caramon aussi. Mais chacun savait qu’il s’agissait d’une excuse pour retrouver Tika. Quant à Lunedor, elle était occupée à préparer les vivres pour leur voyage.
Il sortit d’une poche un petit sac d’aspect ordinaire, qui contenait pourtant l’orbe draconien. Les mains tremblantes d’excitation, il défit les cordons, prit l’artefact dans sa paume et l’examina.
Rien n’avait changé. La lueur verte puisait faiblement à l’intérieur du globe, toujours glacial. Raistlin le plaça sur le socle qu’il avait fabriqué et attendit. Comme il l’espérait, l’orbe commença à grossir. Mais était-ce l’objet qui grandissait, ou lui qui rapetissait ? Impossible à dire.
Il savait qu’il devait absolument rester maître de soi pour résister à l’influence que l’orbe exercerait sur lui.
Il avait la gorge serrée. Du calme, se dit-il. Il faut que je me détende. Il n’y a rien à craindre. Je suis fort. Regarde de quoi je suis capable ! lança-t-il à l’intention de l’orbe. Mesure la puissance que j’ai acquise ! Tu sais ce que j’ai réussi dans le Bois des Ombres. Et au Silvanesti ! Je suis fort. Je n’ai pas peur.
L’orbe ne se manifesta pas.
Le mage ferma les yeux pour s’arracher à son attraction. Quand il eut repris son contrôle, il les rouvrit : l’orbe avait récupéré ses dimensions initiales. Raistlin eut la vision des mains de Lorac serrant la sphère ; il frissonna.
Il se ressaisit vite et tendit ses longs doigts aux reflets métalliques vers l’objet magique. Après un instant d’hésitation, il posa la main sur l’orbe et prononça l’antique formule :
— Ast bilak moiparalan suh akvlar tantangusar.
Comment lui était-elle venue aux lèvres ? Comment savait-il qu’il fallait la prononcer pour signaler sa présence à l’orbe draconien ? Raistlin ne se l’expliquait pas. Mais au plus profond de lui, il savait ! Était-ce la même voix qui lui avait soufflé ces mots au Silvanesti ? Peut-être…