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Il répéta la formule d’une voix forte :

— Ast bilak moiparalan suh akvlar tantangusar.

La lueur verte devint une myriade d’étincelles qui tourbillonnaient à l’intérieur du globe. Il était si froid que le mage fut tenté de retirer sa main. Serrant les dents, il fit taire la douleur et répéta la formule.

Le tourbillon multicolore s’arrêta. Une lueur qui semblait composée de toutes les couleurs mais qui n’en avait aucune éclaira l’intérieur de la sphère.

Avant que Raistlin ait pu retirer la sienne, deux mains jaillirent de la clarté indéfinissable et l’agrippèrent. L’orbe avait disparu ! Le chariot avait disparu ! Il n’y avait plus rien autour de lui. Ni lumière ni ténèbres ! Rien que deux mains qui retenaient les siennes.

À qui appartenaient-elles ? À un humain, à un elfe, à un vieux, à un jeune ? Impossible à dire. Des doigts très longs le retenaient dans un étau implacable. S’il se laissait aller, il tomberait dans le vide, et le néant l’engloutirait. Il résista avec l’énergie du désespoir aux mains qui l’entraîneraient sûrement dans…

Soudain, il revint à lui, comme s’il avait reçu un seau d’eau froide sur la tête. Non ! dit-il intérieurement à l’esprit qui le tenait prisonnier. Je n’irai pas ! Et j’imposerai ma force !

Faisant appel à toute son énergie, il tira vers lui les mains spectrales.

Elles opposèrent une farouche résistance. Deux volontés farouches s’affrontaient. Raistlin sentit ses forces diminuer. Il perdait du terrain.

En un effort surhumain, le mage mobilisa tout ce que son corps pouvait lui donner de puissance pour rétablir l’équilibre.

Au moment où il pensa que son cœur et sa tête allaient exploser, les mains cessèrent d’exercer leur traction. Elles le tenaient toujours, mais ne cherchaient plus à prendre le pas sur lui. Deux pouvoirs antagonistes s’étaient jaugés.

L’extase de la victoire et le miracle de la magie avaient transfiguré Raistlin, qui irradiait une lumière dorée. Son corps était complètement détendu. À présent, les mains le soutenaient et lui communiquaient leur force.

— Qui es-tu ? demanda intérieurement le mage. Un bon ou un mauvais génie ?

— Ni l’un ni l’autre. Je suis tout et rien. En moi est tapi l’esprit des dragons.

— Comment fonctionnes-tu ? Commandes-tu vraiment les dragons ? demanda Raistlin.

— Si tu m’en donne l’ordre, je les appellerai. Ils obéiront.

— Se retourneront-ils contre leur maître ? Seront-ils en mon pouvoir ?

— Cela dépend de la puissance de leur maître et du lien qu’ils ont avec lui. Dans certains cas, il est si fort que le maître garde son emprise sur le dragon. Mais la plupart feront ce que tu leur demandes. Ils ne peuvent pas agir autrement.

— Il faut que j’étudie tout cela, murmura Raistlin, qui se sentait de plus en plus faible. Je ne comprends pas…

— Repose-toi. Je t’aiderai. Maintenant que nous nous sommes trouvés, tu peux compter sur moi. Je détiens des secrets oubliés depuis longtemps. Tu les connaîtras.

— Quels secrets ?

Raistlin se sentit défaillir. L’effort avait été trop grand. Ses doigts tentèrent en vain de conserver leur prise.

Les mains spectrales le retinrent délicatement, comme une mère son enfant.

— Détends-toi, je ne te laisserai pas t’effondrer. Dors. Tu es fatigué.

— Parle-moi ! Il faut que je sache !

— Je ne te dirai qu’une chose, car tu dois te reposer : dans la bibliothèque d’Astinus de Palanthas, attendent des centaines de livres abandonnés par les magiciens à l’époque de la Bataille Perdue. Ils passent pour d’obsolètes recueils, remplis d’un fatras ennuyeux pondu par des sorciers tombés dans l’oubli.

Raistlin sentit les ténèbres le gagner. Il s’agrippa aux mains de l’esprit.

— Que contiennent réellement ces livres ? murmura-t-il.

Il eut une vision de la réponse. Puis il fut submergé par une vague noire, qui l’emporta.

Non loin de là, dans une grotte, Tika et Caramon reposaient dans les bras l’un de l’autre. Tika caressait amoureusement le visage du guerrier et couvrait ses lèvres de baisers.

— Je t’en prie, Caramon, murmura-t-elle. C’est une torture ! Nous avons envie l’un de l’autre. Maintenant, je n’ai plus peur. Je t’en prie, aime-moi !

Caramon ferma les yeux. Le désir le faisait souffrir, et cela devenait insupportable. Il fallait mettre fin à cette délicieuse extase. Il hésita. Le parfum des boucles rousses de Tika lui montait à la tête, ses lèvres semblaient irrésistibles…

Avec un grand soupir, il la prit par les poignets et la repoussa. Puis il se releva.

— Non, je ne souhaite pas conduire les choses aussi loin.

— Moi, si ! s’écria Tika. Je n’ai plus peur du tout !

C’est faux, pensa-t-il en massant ses tempes douloureuses, je te sens trembler comme un lapin pris au piège.

Les yeux pleins de larmes, Tika entreprit de rajuster sa tunique, si nerveusement qu’elle cassa le lacet de son corselet.

— Et voilà ! Regarde ce qui arrive ! J’ai abîmé ma tunique, il va falloir la raccommoder. Tout le monde s’imaginera que…

La tête entre les mains, elle s’abandonna à ses larmes.

— Je me moque de ce que pensent les autres ! s’exclama Caramon. D’ailleurs, ils ne pensent rien du tout ! Ce sont nos amis, ils nous aiment.

— Je sais bien ! C’est à cause de Raistlin, n’est-ce pas ? Lui ne m’aime pas. Il me déteste !

— Ne dis pas ça, Tika, répondit Caramon. Si c’était le cas, et s’il n’était pas si faible, cela n’aurait aucune importance. Je ne me préoccupe pas de ce dit ou pense le voisin. Les autres veulent que nous soyons heureux. Ils ne comprennent pas pourquoi nous ne sommes pas encore amants. Tanis m’a dit en face que j’étais idiot…

— Il a raison.

— C’est possible. Mais ce n’est pas sûr.

La voix de Caramon avait une telle intonation que Tika s’arrêta de pleurer. Le guerrier la regarda dans les yeux.

— Tu ne sais pas ce qui est arrivé à Raistlin dans la Tour des Sorciers. Aucun de vous ne le sait, et ne le saura jamais. Moi, j’y étais. Et j’ai vu. Ils m’ont forcé à regarder ! (Il se prit la tête entre les mains.) Ils ont dit que sa force sauverait le monde. Quelle force ? Sa force intérieure ? Sa force physique, c’est moi ! Je ne comprends pas ce qu’il entend par là, mais Raist m’a dit pendant le rêve que nous étions une seule et même personne qu’une malédiction divine avait divisée en deux corps. Nous avons besoin l’un de l’autre. Du moins pour le moment.

Il se tut. Tika essuya ses larmes et releva la tête. Elle voulut lui répondre, mais il l’interrompit :

— Attends, laisse-moi finir. Tika, je t’aime autant qu’un homme peut aimer une femme en ce monde, et je te désire comme un fou. Si nous n’étions pas engagés dans cette guerre stupide, tu serais déjà mienne. Mais je ne peux pas te consacrer ma vie. Alors tu es libre de trouver quelqu’un qui…

Tika fondit en larmes.

— Caramon ! Caramon ! Viens vite ! cria une voix.

— Raistlin ! rugit le grand guerrier en se précipitant dehors.

Tika le vit s’éloigner.

— Que se passe-t-il ? dit Caramon en entrant dans le chariot. Raist ?

Tanis hocha la tête.

— Je l’ai trouvé comme ça.

Le mage était étendu sur le sol, livide. Il respirait faiblement et du sang coulait de sa bouche. Caramon le prit dans ses bras.

— Raist, que s’est-il passé ?

— Voilà ce qui s’est passé, répondit Tanis en désignant du doigt l’orbe animé d’un tourbillon de couleurs indéfinissables.