Caramon en eut le souffle coupé. D’horribles visions de Lorac lui revinrent à l’esprit…
Raistlin releva la tête et ouvrit les yeux.
— À moi…, souffla-t-il faiblement. Les sorts… des anciens mages… ils sont à moi maintenant… À moi…
Il dodelina de la tête et n’acheva pas sa phrase. Sur son visage se lisaient le calme et la placidité. Sa respiration était régulière.
Un sourire fleurit sur ses lèvres.
4
Les visiteurs de Yule.
Après les fêtes de Yule, le seigneur Gunthar mit plusieurs jours à regagner son château. Les intempéries avaient transformé la route en bourbier, et son cheval s’enlisa plusieurs fois dans les fondrières. Quand Gunthar arriva chez lui, trempé jusqu’aux os, il était épuisé et transi. Son fidèle majordome l’accueillit avec soulagement.
— Mon seigneur ! annonça-t-il. Nous avons des visiteurs. Ils sont arrivés il y a quelques heures.
— Qui donc, Wills ? Quelqu’un des environs ?
— Un vieil homme, seigneur, accompagné d’un kender.
— Un kender ? répéta Gunthar, peu enthousiaste.
— Hélas. Mais rassure-toi, j’ai mis l’argenterie à l’abri et ton épouse a caché ses bijoux à la cave.
— On se croirait en état de siège !
— Avec ces satanées créatures, on n’est jamais trop prudent !
— Mais qui sont ces gens ? Des mendiants ? Pourquoi les as-tu laissés entrer ? Donne-leur quelques sous et un peu à manger, et renvoie-les. À commencer par le kender, bien sûr.
— C’était mon intention, seigneur, mais ces gens n’ont pas l’air d’être n’importe qui. À mon avis, le vieux est cinglé, mais il est malin. Il sait des choses qui pourraient nous être utiles.
— Que racontes-tu là ? demanda Gunthar en dévisageant le vieux domestique, dont il respectait le sens de l’observation.
— Le vieil homme m’a chargé de te dire qu’il avait des nouvelles à propos de l’orbe draconien, seigneur !
— L’orbe draconien ! (L’affaire était secrète, du moins en théorie ; en réalité tous les chevaliers étaient au courant.) Tu as bien fait, Wills, comme toujours. Où sont les visiteurs ?
— Dans la salle d’armes, c’est là où ils pourront faire le moins de dégâts.
— Je vais changer de vêtements et je les verrai après. Leur as-tu servi quelque chose ?
— Oui, seigneur, du vin chaud, de la viande froide et du pain. Il ne m’étonnerait pas que le kender ait déjà dérobé les assiettes…
L’oreille aux aguets, Gunthar et Wills restèrent un moment devant la porte de la salle d’armes avant d’entrer.
— Remets ça en place ! entendirent-ils crier.
— Mais c’est à moi ! Regarde, c’était dans mon sac !
— Bah ! Je t’ai vu l’y mettre il y a cinq minutes.
— Eh bien, tu te trompes, protesta une voix pointue. Regarde, mon nom est inscrit dessus…
— « À Gunthar, mon époux bien-aimé, pour son anniversaire », lut lentement la voix grave.
Il y eut un moment de silence. Wills pâlit. La voix aiguë se fit à nouveau entendre :
— Ce truc a dû tomber, Fizban. Voilà, c’est exactement ça ! Regarde, mon sac est juste sous la table. C’est ce qu’on appelle de la chance ! Tu imagines, il aurait pu atterrir par terre et se casser…
Le seigneur Gunthar ouvrit la porte.
— Joyeuses fêtes, messieurs !
Les étrangers se retournèrent. Wills bondit vers le plus âgé des deux et lui arracha la chope qu’il tenait. Après un coup d’œil indigné au kender, il la posa hors de sa portée, au-dessus de la cheminée.
— Puis-je faire quelque chose, seigneur ? Dois-je rester pour le garder à l’œil ? demanda Wills en jetant au kender un regard qui en disait long.
Avant que Gunthar ait pu ouvrir la bouche, le vieil homme répondit :
— Oui, merci bien, mon brave. Apporte-nous de la bière, mais pas ce bouillon tiède réservé aux cuisines ! Va en tirer au tonneau, sous l’escalier de la cave. Tu sais, celui qui est couvert de toiles d’araignées…
Wills en resta bouche bée.
— Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? Ne reste pas planté là, la bouche ouverte comme un poisson échoué ! (Il se tourna vers Gunthar :) Il est un peu demeuré, non ?
— Pas du tout, balbutia Gunthar. C’est très bien, Wills. Je crois qu’une bière me fera du bien, une bière du tonneau… euh, sous l’escalier. Comment sais-tu tout cela, vieil homme ?
— Il est magicien, répondit Tass, en se laissant tomber sur un siège.
— Un magicien ? s’exclama le vieillard. Où ça ?
Tass marmonna quelque chose en lui tapant sur l’épaule.
— Moi ? C’est vrai ? Que me bayes-tu là ! C’est fabuleux. Mais attends, maintenant que tu me le dis, je me souviens d’un sort… La boule de feu. Comment ça marche, déjà ?
Le magicien récita une formule magique.
Affolé, le kender bondit de son siège et le tira par la manche.
— Non, mon vieux ! Pas maintenant !
— Ah ! on ne me laisse pas faire… C’est pourtant un sort époustouflant…
— Je n’en doute pas, murmura Gunthar, décontenancé. Maintenant, expliquez-vous. Qui êtes-vous ? Que venez-vous faire ici ? Wills m’a parlé d’un orbe draconien…
— Mon nom est…
— Fizban, acheva le kender avec un soupir. Et moi, je suis Tass Racle-Pieds, dit-il en tendant la main. Je te souhaite également de bonnes fêtes de Yule, seigneur.
— Ah oui ! L’orbe draconien ! s’écria Fizban, en rivant des yeux inquisiteurs sur Gunthar. Où est-il ? Nous avons fait du chemin pour le trouver !
— Je crains de ne pouvoir vous le dire, répondit Gunthar, en admettant qu’un objet de la sorte se trouve dans ce château…
— Oh ! mais il est passé par ici, répliqua Fizban. C’est un chevalier de la Rose, un certain Dirk Gardecouronne, qui l’a apporté. Sturm de Lumlane était avec lui.
— Ce sont des amis à moi, expliqua Tass. Je les ai aidés à trouver l’orbe, ajouta-t-il, l’air faussement modeste. Nous l’avons pris à un sorcier, dans un palais de glace. C’est une merveilleuse histoire… Tu veux que je te la raconte ?
— Non, fit Gunthar en les regardant, hébété. Je ne vais pas avaler une histoire à dormir debout… Attendez ! Sturm a fait allusion à un kender. Qui compose votre groupe ?
— Flint le nain, Théros le forgeron, Gilthanas et Laurana…
— Oui, je crois que c’est ça ! s’exclama Gunthar. Mais il n’a pas parlé d’un magicien…
— C’est parce que je suis mort, déclara Fizban en mettant ses pieds sur la table.
Wills entra dans la salle avec les chopes de bière. Il foudroya le kender du regard.
— Voilà trois chopes, seigneur. Avec celle de la cheminée, cela fait quatre. J’aimerais bien les revoir toutes quand je reviendrai !
Il quitta la salle en claquant la porte.
— Je les surveille, ne t’inquiète pas, seigneur, promit Tass avec magnanimité. Vous avez des problèmes de chopes qui disparaissent ?
— Euh… je… mais non ! Tu disais « mort » ? demanda Gunthar, qui perdait le contrôle de la situation.
— C’est une longue histoire, dit Fizban en vidant d’un trait sa chope. Ah ! Exquise, cette bière ! Bon, où en étais-je ?
— Mort ! dit Tass.
— Ah oui. C’est une trop longue histoire. Passons à l’orbe. Où est-il ?
Excédé, Gunthar se leva, prêt à appeler les gardes pour faire jeter dehors ses visiteurs. Mais le regard intense du vieux mage le retint.
Les Chevaliers de Solamnie avaient toujours craint la magie et les magiciens.
— Que veux-tu savoir ? demanda le seigneur, mal à l’aise.
— Cela ne regarde que moi, répondit Fizban. Qu’il te suffise de savoir que je suis venu pour cet orbe, sur lequel je sais beaucoup de choses…
Ne sachant quel parti prendre, Gunthar hésitait. Après tout, l’orbe était sous la protection des chevaliers. Si le vieillard savait vraiment de quoi il retournait, pourquoi ne pas lui dire où il se trouvait ? D’ailleurs, était-ce à lui de décider ?