— L’orbe draconien est chez les gnomes.
La chope de Fizban s’écrasa avec fracas sur les dalles.
— Qu’est-ce que je t’avais dit ? fit Tass en regardant les débris d’un air navré.
Aussi loin qu’ils se souvinssent, les gnomes avaient toujours habité le Mont Sasufi. En tout cas, ils étaient déjà là quand les premiers chevaliers arrivèrent à Sancrist pour bâtir des châteaux aux confins du royaume de Solamnie nouvellement créé.
Méfiants à l’égard de tout ce qui venait de l’extérieur, ils furent très inquiets de voir débarquer d’un navire des hordes d’hommes de haute taille à l’allure guerrière et au visage sévère.
Décidés à garder secret ce qu’ils considéraient comme un paradis, les gnomes passèrent à l’action. De loin la race la plus évoluée sur le plan technologique (ne leur devait-on pas l’invention de la machine à vapeur et le ressort à spirale ?), ils prirent la décision d’escamoter leur montagne.
Après des mois de labeur acharné, leurs plus grands cerveaux estimèrent que le plan était au point.
À ce moment précis certains membres de la Guilde des Philosophes se demandèrent si les humains n’avaient pas déjà remarqué la montagne, point culminant de l’île. Sa disparition soudaine ne risquait-elle pas d’éveiller la curiosité ?
Ce problème les plongea dans un abîme de perplexité et donna matière à des discussions interminables.
Pendant ce temps, les cerveaux, outrés, décidèrent de mettre leur projet à exécution.
Ce qui arriva fut consigné dans les annales de Sancrist sous le nom de Jour des Œufs Pourris.
Ce matin-là, un lointain ancêtre du seigneur Gunthar se réveilla en se demandant si son fils n’était pas tombé du toit du poulailler, ce qui était arrivé une semaine auparavant alors qu’il poursuivait un coq.
— Va plonger le petit dans la mare, il pue ! dit l’ancêtre de Gunthar à sa femme en se pelotonnant sous les couvertures.
— Mais non, c’est la cheminée qui tire mal !
Quand les époux furent complètement éveillés, ils constatèrent que la fumée qui remplissait la maison ne sortait pas de la cheminée et que la puanteur ne venait pas du poulailler.
Imités par la population de la colonie, ils sortirent de la maison et furent pris à la gorge par l’odeur. Dehors, on ne voyait rien. Une épaisse fumée jaunâtre aux relents d’œufs décomposés couvrait le pays.
En quelques heures, l’odeur les rendit tous malades. Alors ils se précipitèrent vers les plages, où ils respirèrent avec soulagement l’air frais de la mer.
Pendant qu’ils se demandaient avec inquiétude s’ils pourraient revenir un jour dans leurs maisons, des petites créatures à la peau brune sortirent du nuage jaunâtre et s’effondrèrent à leurs pieds.
Avenant, le peuple de Solamnie vint immédiatement en aide aux malheureux gnomes. Les deux ethnies de Sancrist firent ainsi connaissance.
La rencontre se passa le plus aimablement du monde. Les Solamniens plaçaient quatre vertus au-dessus de tout : l’honneur, le Code, la Loi, et la technique. Ils furent impressionnés par les inventions des gnomes, parmi lesquelles il convient de citer la poulie, l’arbre de transmission, la vis, et l’engrenage, destinés à leur faciliter la vie.
Ce fut lors de cette première rencontre que la montagne fut baptisée Sasufi.
Comme les chevaliers le constatèrent rapidement, les gnomes ressemblaient aux nains par leur petite taille et leur aspect trapu, la similitude s’arrêtant là. Leurs voisins étaient de maigres créatures à la peau brune et aux cheveux blancs, extrêmement nerveux et de tempérament bouillant. Ils parlaient à une telle vitesse que les chevaliers crurent d’abord entendre une langue étrangère. La cause de ce débit précipité fut mise en évidence lorsqu’un des anciens commit l’erreur de demander à un gnome le nom de leur montagne.
Une traduction sommaire de la réponse donnerait à peu près ceci :
« — Une belle et haute élévation de terre, énorme amas composé de plusieurs strates de roches différentes, parmi lesquelles nous avons pu recenser du granité, de l’obsidienne, du quartz veiné d’une autre roche en cours d’identification, dotée d’un système de réchauffement dont nous étudions le fonctionnement pour le copier, car il permettra d’élever la chaleur de la roche à de telles températures qu’elle se transforme en liquide et en gaz jaillissant occasionnellement à l’air libre, d’où elle coule sur le versant de la belle et haute élévation de terre, énorme amas de…»
« – Ça suffit ! » s’écria le chevalier.
Sasufi ! Les gnomes furent impressionnés. Que ces humains fussent capables de désigner une chose aussi fantastique et aussi gigantesque d’un mot si simple relevait du prodige ! De ce jour, la montagne fut appelé Mont Sasufi, au grand soulagement de la Guilde gnomique des Cartographes.
Chevaliers et gnomes vivaient depuis dans l’harmonie, les premiers ayant quantité de problèmes technologiques à résoudre, les seconds leur fournissant à un rythme soutenu une foule d’inventions.
Quand l’orbe draconien arriva, les chevaliers voulurent savoir comment il fonctionnait. Sous la garde de deux chevaliers, ils le confièrent aux gnomes. L’idée qu’il pût être magique ne leur traversa jamais l’esprit.
5
La catapulte des gnomes.
— Et souviens-t’en, il n’existe pas un gnome qui termine sa phrase. La seule façon de s’en sortir est de leur couper la parole. Ne crains pas de les fâcher, ils ont l’habitude.
Le vieux magicien fut interrompu par l’arrivée d’un gnome en longue robe de bure qui s’inclina respectueusement devant eux.
Tass examina le nouveau venu avec une insolente curiosité. Selon la légende, ces petits êtres auraient eu une lointaine parenté avec les kenders. En fait, les gnomes avaient bien l’expression mobile et le regard vif et touche-à-tout des kenders, mais il leur manquait leur insouciance. Ce petit homme à l’air sérieux était du genre nerveux et pointilleux.
— Tass Racle-Pieds, dit poliment le kender en tendant la main.
Le gnome lui prit la main, l’examina avec attention, puis la trouvant sans intérêt, la laissa retomber. Le kender allait lui présenter Fizban, mais le gnome s’était déjà saisi de son bâton à frondes.
— Ah ! s’exclama-t-il, les yeux brillants. Faites-venir-quelqu’un-de-la-Guilde-des-Armes ! ordonna-t-il à une vitesse vertigineuse.
Le garde n’attendit pas la fin de la phrase pour abaisser un levier, qui déclencha une sirène mugissante. Persuadé qu’un dragon avait atterri derrière lui, Tass se retourna, prêt à se battre.
— Un simple coup de sifflet, dit Fizban, tu ferais bien de t’y habituer.
— Sifflet ? Je n’ai jamais rien entendu de pareil ! En plus, il crache de la fumée ! Hé ! Revenez ! Rendez-moi mon bâton ! cria-t-il aux trois gnomes qui emportaient son bien avec des regards avides.
— Salle-d’études-Skimbosh ! commenta le gnome.
— Quoi ?
— Salle d’études, traduisit Fizban, je n’ai pas compris le reste. Tu devrais parler plus lentement, dit-il au gnome en faisant tournoyer son bâton.
— Étrangers, je-m’efforcerai-de-faire-attention. Ne vous-inquiétez-pas, le-bâton-est-en-sécurité, nous-allons-simplement-en-faire-un-dessin…
— Vraiment ? l’interrompit Tass, très flatté. Je peux vous faire une démonstration, si vous voulez.
— Ce-serait-extrêmement-intéressant, lâcha le gnome, rayonnant.
— Dis-moi plutôt comment tu t’appelles, coupa le kender, ravi d’avoir conquis son interlocuteur.
Fizban fit un geste, mais il était déjà trop tard.
— Gnoshoshallamarionininillisyylphanitdisdisslish die…