À présent il savait ce qu’il devait faire. En même temps, la peur s’était emparée de lui. Il tremblait de tous ses membres, lui, Tass Racle-Pieds, que rien n’avait jamais effrayé de sa vie ! Ses mains étaient glacées comme quand il faisait des boules de neige sans ses gants ; sa langue semblait paralysée. Mais sa résolution était prise. Il fallait qu’il parle et qu’il les fasse parler, pour qu’ils ne devinent rien de son dessein.
— Vous n’avez jamais pris les kenders au sérieux, commença-t-il d’une voix qui lui parut suraiguë. Je ne peux pas vous en vouloir ; le sens des responsabilités n’est pas notre qualité la plus développée, et nous sommes probablement trop curieux. Mais comment faire avancer les choses sans curiosité, je vous le demande ?
Le visage de l’Orateur s’assombrit ; le seigneur Gunthar fronça les sourcils. Tass approchait de plus en plus de l’orbe.
— Il nous arrive de créer quelques petits problèmes, j’en conviens, et certains d’entre nous s’approprient des objets qui ne leur appartiennent pas. Mais il y a une chose que savent les kenders…
Tass bondit. Glissant entre les mains qui tentaient de le retenir, il atteignit l’orbe en un éclair. Autour de lui, les gens se récrièrent.
Trop tard !
D’un mouvement leste, Tass lança l’orbe draconien contre la pierre blanche.
La boule de cristal resta comme suspendue dans les airs, puis frappa le roc et éclata.
Il n’en resta plus qu’un nuage de fumée blanche que la brise dissipa bientôt.
Dans un silence de mort, le kender regarda sereinement les milliers d’éclats de cristal qui brillaient dans l’herbe.
— Vous savez, c’est contre les dragons que nous devrions nous battre, et pas les uns avec les autres.
Personne ne bougea. Seul le bruit d’une chute troubla le silence.
Gnosh s’était évanoui.
— Te rends-tu compte de ce que tu as fait ! s’écria le seigneur Gunthar, en secouant le kender comme un prunier.
— Tu as signé notre arrêt de mort ! vociféra l’Orateur en lui plantant ses ongles dans le bras.
— Mais il sera le premier à mourir ! dit quelqu’un.
Porthios brandit son épée au-dessus du kender.
Coincé entre le roi elfe et le chevalier, Tass garda une attitude de défi. Il avait agi en connaissance de cause.
Tanis ne va pas être content, pensa-t-il. Mais au moins, il saura que je suis mort avec bravoure.
— Allons, allons, dit une voix ensommeillée. Personne ne doit mourir, du moins pour le moment. Arrête d’agiter cette épée, Porthios, tu pourrais blesser quelqu’un.
Entre les bras qui le tenaient prisonnier, Tass vit Fizban enjamber le corps de Gnosh et avancer vers eux. Mus par une force invisible, elfes et humains lui ouvrirent le passage.
Écumant de rage, Porthios se tourna vers le mage.
— Prends garde, vieillard, si tu ne veux pas connaître le même sort que lui !
— Je t’ai dit d’arrêter avec cette épée, grogna Fizban, le doigt pointé sur la lame.
Avec un cri de douleur, Porthios baissa son arme. Il examina sa main lacérée, puis la garde de son épée, hérissée de pointes. Fizban le morigéna :
— Tu es un bon petit jeune homme, mais on a oublié de t’inculquer le respect des aînés ! Je t’ai dit d’arrêter, et tu ne l’as pas fait. Tu t’en souviendras, la prochaine fois. Et toi, Solostaran, tu étais un brave homme, il y a deux cents ans de ça ! Tu as élevé trois beaux enfants – j’ai bien dit trois. Ne vas pas me dire que tu es gâteux au point d’avoir oublié ta fille. Tu en as une, et c’est quelqu’un ! Elle doit tenir de sa mère… Où en étais-je ? Ah oui ! Tu as aussi élevé Tanis Demi-Elfe. Solostaran, avec ces quatre jeunes gens, tu tiens de quoi sauver le monde !
« Maintenant, je veux que chacun se rasseye. Oui, toi aussi, seigneur Gunthar. Viens, Solostaran, je vais t’accompagner. Les vieux doivent se serrer les coudes. Quel dommage que tu sois devenu sénile…»
Lentement, tous regagnèrent leur place. Fizban fit rasseoir l’Orateur avec un regard moqueur au seigneur Quinath, qui renonça à intervenir. Satisfait, le vieux mage revint vers Tass, toujours debout devant la pierre blanche.
— Toi, va t’occuper de ce pauvre gnome ! dit-il au kender comme s’il le voyait pour la première fois.
Les genoux tremblants, Tass s’exécuta, trop heureux d’échapper aux regards haineux de l’assistance.
— Gnosh, souffla-t-il, du fond du cœur je suis désolé pour ta mission et pour tout le reste… Mais je ne savais vraiment pas quoi faire d’autre…
Fizban se tourna vers l’assemblée :
— Oui, j’ai des remontrances à vous faire, et vous les méritez ! Inutile de prendre ces airs hypocrites. Ce kender a plus de cervelle sous sa queue-de-cheval que vous tous réunis. Savez-vous ce qui serait arrivé s’il n’avait pas eu le courage d’agir ? Le savez-vous ? Bon, je vais vous le dire. Laissez-moi m’asseoir… (Il regarda autour de lui.) Ah ! voilà.
Hochant la tête avec satisfaction, le vieux mage s’assit dans l’herbe, le dos contre la pierre sacrée.
Les chevaliers éclatèrent en protestations indignées. Gunthar se leva d’un bond et cria au sacrilège.
— Nul mortel n’a le droit de toucher cette pierre ! hurla-t-il en s’avançant.
— Un mot de plus, dit gravement le mage, et je fais tomber ta moustache. Assieds-toi, et que je ne t’entende plus !… Où en étais-je ? reprit Fizban. Ah oui ! Je voulais vous raconter une histoire. Une faction aurait eu l’orbe, bien entendu. Elle l’aurait annexé pour le mettre en sécurité, ou pour sauver le monde. L’orbe en est capable, à condition qu’on sache s’en servir. Lequel d’entre vous a-t-il ce pouvoir ? Qui en aurait la force ? L’orbe a été conçu par les meilleurs magiciens d’une époque révolue. Les plus puissants qui aient jamais existé, est-ce bien clair ? Créé par des Robes Noires et des Robes Blanches. Il porte en lui la quintessence du Bien et du Mal. Les Robes Rouges ont fait la synthèse de ces deux éléments. Rares sont ceux qui pourraient percer ses mystères et maîtriser son fonctionnement. Bien rares… et surtout parmi les gens ici présents !
L’assistance l’écoutait maintenant dans un silence absolu.
— Si l’un de vous avait essayé de se servir de l’orbe, il aurait été détruit aussi sûrement que le kender l’a anéanti. Quant à votre espoir ruiné, laissez-moi rire : il vient de renaître, au contraire.
Une rafale emporta le chapeau du vieux mage, qui se mit à tourner autour de lui. Pestant, il essaya de le rattraper.
Au moment où il allait mettre la main dessus, le soleil perça à travers les nuages. Dans une détonation assourdissante, un éclair d’argent illumina le ciel.
Blanchepierre se fendit en deux.
Le vieux magicien gisait au pied du monument, les bras repliés sur la tête. Au-dessus de lui, à l’endroit où il s’était appuyé, brillait une longue lame argentée. L’homme au bras d’argent qui l’avait brandie avança.
Trois personnes l’accompagnaient : une elfe en cuirasse, un nain à la barbe blanche, et Elistan.
Devant la foule, que le choc avait rendue muette, l’homme retira la lame du roc et la brandit au-dessus de sa tête.
— Je suis Théros Féral, dit-il d’une voix profonde, et j’ai passé des mois à forger cette arme ! J’ai recueilli de l’argent en fusion caché au cœur du Monument du Dragon d’Argent. Avec le bras dont m’ont pourvu les dieux, j’ai forgé la lance dont la légende avait annoncé la venue. Et je vous l’apporte, gens de Krynn, pour que nous nous unissions contre le Mal qui menace de nous engloutir.
« Voici Lancedragon ! »
Théros planta la lance en terre. Telle une flèche brillante dressée au milieu des éclats de cristal, elle semblait défier le ciel, d’où viendraient les dragons.