Assis avec ses compagnons dans la salle commune de l’auberge, Tass s’ennuyait ferme. Ses amis discutaient de ce qu’il fallait faire. Le kender, lui, n’avait qu’une idée en tête : explorer une cité si prometteuse. Il avait entrevu la fabuleuse place du marché, remplies de choses si séduisantes que Flint avait été obligé de le tirer par la manche pour l’en arracher. Tass avait même repéré d’autres kenders, et il aurait bien voulu leur parler. Le sort de son pays le tracassait.
Vigilant, Flint lui flanqua un coup de pied sous la table. Avec un gros soupir, Tass reporta son attention sur Tanis.
— Nous allons passer la nuit ici et prendre le plus de renseignements possible, puis nous enverrons un message à la Cité du Sud, dit le demi-elfe. Il existe peut-être un autre port, plus au sud. Quelques-uns d’entre nous pourraient y aller faire des recherches. Qu’en penses-tu, Elistan ?
— Je crois que nous n’avons guère d’autres choix. Pour ma part, je retournerai à la Cité du Sud. Je ne peux pas laisser le peuple seul trop longtemps. J’aimerais que tu viennes avec moi, Laurana, car je pourrai difficilement me passer de ton aide.
Laurana lui répondit d’un sourire, qui mourut dès qu’elle vit la mine renfrognée de Tanis.
— Rivebise et moi en avons déjà discuté, dit Lunedor. Nous repartirons avec Elistan. Ses gens ont besoin de mes talents de guérisseuse.
— Je t’accompagnerai, mon ami, proposa Sturm au demi-elfe.
— Nous aussi, bien sûr, se hâta d’ajouter Caramon.
Sturm fronça les sourcils en fixant Raistlin, assis près du feu où chauffait sa potion contre la toux.
— Je ne crois pas que ton frère soit en état de voyager, Caramon…
— Quelle soudaine sollicitude ! ironisa le mage. Ce n’est pas ma santé qui te préoccupe, n’est-ce pas, Sturm de Lumlane, mais plutôt mes pouvoirs qui ne cessent d’augmenter. Tu as peur de moi…
— Assez ! tonna Tanis, voyant Sturm s’empourprer de colère.
— Si le mage ne se retire pas, ce sera moi, dit sèchement le chevalier.
— Écoute, Sturm…, commença Tanis.
Tass sauta sur l’occasion pour s’esquiver. Il franchit le seuil de l’auberge en sautillant de joie. « Le Dragon Rouge », quel nom amusant pour une taverne ! Mais Tanis n’avait pas trouvé ça drôle.
En chemin, Tass songea à Tanis, qui, justement, ne riait plus du tout. On eût dit que le poids du monde pesait sur ses épaules. Mieux valait le parcourir en quête de nouvelles aventures ! Évidemment, Tass irait vers le sud avec Flint et Tanis. Le kender était persuadé qu’ils ne pouvaient se passer de lui. Mais avant, il allait jeter un coup d’œil sur cette fascinante cité.
Il demandait le chemin de la place du marché à un marchand ambulant quand il remarqua quelque chose qui rendait la ville encore plus attrayante…
Tanis était parvenu à mettre un terme à la dispute entre Sturm et Raistlin, au moins provisoirement. Le mage décida de rester à Tarsis pour rechercher des grimoires dans les anciennes bibliothèques. Caramon et Tika lui tiendraient compagnie, tandis que Tanis, Sturm et Flint (et Tass) s’en iraient dans le sud. À leur retour, ils se retrouveraient à Tarsis.
Les décisions étant prises, Tanis se leva pour sortir, Laurana le rejoignit dans le hall de l’auberge.
— Tanis, j’aimerais bien me rapprocher d’Elistan, nos chambres sont éloignées l’une de l’autre…, commença la jeune fille.
— Et pourquoi donc ? demanda l’elfe d’une voix légèrement altérée.
— Nous n’allons pas revenir là-dessus, n’est-ce pas ? soupira Laurana.
— Je ne vois pas ce que tu veux dire, répondit froidement Tanis.
— Pour la première fois de ma vie, je fais quelque chose de sensé et d’utile, dit-elle en lui prenant le bras. Et tu voudrais que j’abandonne parce que tu es vaguement jaloux d’Elistan…
— Je ne suis pas jaloux ! coupa Tanis, écarlate. Je t’ai dit au Qualinesti que le sentiment qui nous liait quand nous étions enfants est mort.
Il s’arrêta, se demandant intérieurement s’il disait vrai. La beauté de Laurana l’émouvait au plus profond de lui-même. Leur amour d’enfance aurait-il été remplacé par un sentiment plus fort et plus tenace ? Il était peut-être trop tard ; son indécision et son entêtement étaient la cause du désastre. Il réalisa que ses réactions étaient typiquement humaines : refuser ce qui est à sa portée, pour pouvoir se lamenter quand l’objet vous échappe.
— Si tu n’es pas jaloux, pourquoi ne me laisses-tu pas continuer en paix le travail que j’ai commencé avec Elistan ? Tu…
— Chut !
Tanis la retint fermement par le bras et dressa l’oreille. Devant l’expression du demi-elfe, Laurana se tut.
Oui, il avait bien entendu. Il perçut à nouveau le sifflement des lanières de cuir du bâton de Tass. C’était un son étrange, que le kender obtenait en faisant tournoyer l’objet au-dessus de lui ; un bruit à faire dresser les cheveux sur la tête. Tass leur signalait un danger imminent.
— Il se passe quelque chose, dit Tanis. Va rejoindre les autres.
Notant son air sérieux, Laurana obéit sans poser de question. L’aubergiste, qui s’affairait au comptoir, s’était précipité dans les cuisines.
Inopinément, Tass fit irruption sur le seuil de l’établissement.
— Je viens de voir des gardes, Tanis ! Ils se dirigent dans cette direction !
— Mais ce n’est pas pour nous qu’ils sont là ; que pourraient-ils nous vouloir ? répondit Tanis. Tass ! cria-t-il tout à coup, pris d’une inspiration soudaine.
— Je n’y suis pour rien, je le jure ! protesta le kender. Je n’ai même pas réussi à atteindre la place du marché ! À peine arrivé au bout de la rue, j’ai vu une troupe de gardes en marche !
— Que signifie cette histoire de gardes ? Encore un coup du kender, grommela Sturm en entrant dans le hall.
— Non, écoute plutôt, dit Tanis.
Chacun retint son souffle. On entendait distinctement un martèlement de bottes qui se rapprochait. Les compagnons échangèrent des regards pleins d’appréhension.
— L’aubergiste s’est esquivé, dit Tanis, conscient qu’il fallait prendre une décision. Il me semble que nous sommes entrés bien facilement dans cette ville… J’aurais dû m’attendre à un retour de bâton.
« Laurana ! Elistan et toi, regagnez vos chambres. Sturm et Gilthanas, vous restez avec moi. Les autres, montez ! Rivebise, tu prends le commandement ! Raistlin, Caramon et toi, vous assurerez notre protection. Emploie ton bâton s’il le faut Flint…»
— Je reste avec toi, dit le nain.
Tanis sourit et posa sa main sur l’épaule de Flint.
— Bien sûr, mon vieux, cela va sans dire.
Flint sourit de plaisir et tendit sa hache de guerre à Caramon.
— Prends-la. Mieux vaut qu’elle ne tombe pas aux mains de cette racaille.
— Bonne idée, dit Tanis.
Il détacha de son ceinturon Tranchedragon, l’épée magique qu’il avait trouvée près du squelette du roi des elfes Kith-Kanan. Gilthanas remit son arc et son carquois à Caramon.
— Toi aussi, chevalier, dit le grand guerrier, la main tendue vers Sturm.
Sturm se rembrunit. Son antique épée à deux mains et son bouclier étaient le seul héritage que lui avait légué son père, un Chevalier de Solamnie. Il détacha lentement son ceinturon et le tendit à Caramon.
— J’en prendrai grand soin, tu le sais, Sturm…
— Je sais, dit le chevalier avec un sourire triste. De plus, Catyrpelius le Grand Ver la protège, n’est-ce pas, mage ?
Raistlin eut un sursaut. La question de Sturm lui rappela un souvenir de Solace : le mage avait fait croire aux hobgobelins que l’épée de Sturm était enchantée. C’était la seule fois que le chevalier lui avait manifesté un sentiment voisin de la gratitude. Raistlin eut un bref sourire.