Craignant de se trahir, Tanis se releva. Baissant la tête pour ne pas être découvert, il bredouilla quelques remerciements. Les yeux du masque draconien s’agrandirent d’étonnement.
— Tanis ?
Le demi-elfe eut la sensation d’être transpercé par un éclair. Incapable d’articuler une syllabe, il vit le seigneur draconien enlever son masque.
— C’est toi !
Tanis reconnut les grands yeux bruns et le sourire charmeur. – Kitiara !
9
La capture de Tanis.
— Tanis, officier ! Et sous mes ordres ! Je devrais passer plus souvent mes troupes en revue, dit Kitiara en souriant. Mais tu trembles ! Tu as fait une mauvaise chute. Viens, mes quartiers sont près d’ici. Nous allons boire quelque chose, panser ta blessure et discuter.
Hébété, Tanis se laissa entraîner. Tout était allé trop vite. Parti acheter des provisions, il se retrouvait au bras d’un seigneur draconien qui lui avait sauvé la vie et qui se révélait être la femme qu’il aimait depuis des années.
Il ne pouvait détacher les yeux de la guerrière.
L’armure bleue en écailles de dragon la moulait avantageusement et soulignait ses longues jambes fuselées.
Nombre de draconiens la saluèrent sur son passage dans l’espoir de se faire remarquer, mais Kitiara continua de bavarder avec Tanis comme si elle l’avait quitté la veille. Il ne l’écoutait pas. Encore sous le choc de la rencontre, il tentait de comprendre ce qu’il lui arrivait.
La présence de Kitiara lui faisait toujours le même effet. Mais la vie de ses amis dépendait de ce qu’il ferait. Il fallait jouer serré.
— Tanis ! Tu n’as pas changé, dit-elle d’un ton enjôleur en se collant contre lui. Tu rougis toujours comme une jouvencelle. Tu ne seras jamais comme les autres…
Elle le serra contre elle et pressa ses lèvres sur les siennes.
— Kit…, dit Tanis d’une voix étranglée, s’arrachant à son étreinte, pas ici ! En pleine rue !
Kitiara le foudroya du regard et haussa les épaules. Bras dessus, bras dessous, ils poursuivirent leur chemin sous les ricanements et les plaisanteries des draconiens.
— Toujours le même, reprit-elle en soupirant. Je me demande pourquoi je suis si indulgente avec toi. Si un autre m’avait résisté de la sorte, il l’aurait payé de sa vie.
Elle l’amena à l’Auberge de la Brise Salée, la meilleure de Flotsam. Construite au sommet de la falaise, elle dominait la Mer de Sang d’Istar.
— Ma chambre est prête ? demanda-t-elle sèchement à l’aubergiste.
— Oui, seigneur, répondit l’homme avec force courbettes.
Il l’introduisit dans la chambre. Kitiara se débarrassa de son heaume et se laissa tomber dans un fauteuil, où elle étira langoureusement ses longues jambes.
— Mes bottes, dit-elle en souriant à Tanis.
Esquissant un sourire contraint, le demi-elfe les lui retira. Combien de fois avaient-ils déjà joué à ce petit jeu, qui se terminait inéluctablement par… Tanis préféra ne pas y penser.
— – Apporte-nous ton meilleur vin, dit Kitiara à l’aubergiste qui attendait ses ordres. Après, tu nous laisseras seuls.
— Mais, Vôtre Grâce, protesta l’aubergiste, le seigneur Ariakus m’a confié plusieurs messages…
— Si tu réapparais dans cette chambre après avoir apporté le vin, je te couperai les oreilles, dit-elle d’un ton enjoué en sortant son poignard de son fourreau. Voilà une bonne chose de faite ! dit-elle en battant des jambes. Maintenant, à mon tour d’enlever les tiennes…
— Il faut que j’y aille, répondit vivement Tanis. Le commandant de ma compagnie va remarquer mon absence.
— C’est moi le commandant de ta compagnie ! Demain, tu seras capitaine, ou mieux, si tu veux. Pour le moment, assieds-toi.
Tanis ne pouvait que s’exécuter. Au fond de lui-même, il ne désirait rien d’autre.
— Je suis heureuse de te revoir, dit Kitiara, tirant sur ses bottes. Je regrette d’avoir manqué le rendez-vous de Solace. Comment vont les autres ? Et Sturm ? Il se bat au côté des chevaliers, je présume ? Je ne m’étonne pas que vous vous soyez séparés. Je n’ai jamais compris votre amitié…
Tanis n’écoutait plus. Il avait oublié à quel point elle était belle et attirante. Mais il fallait garder la tête froide ; hélas, le souvenir des nuits délicieuses passées avec elle lui revenait à l’esprit.
Leurs regards se croisèrent. Elle laissa tomber ses bottes. Presque involontairement, il l’attira à lui. Elle passa ses bras autour de son cou et pressa ses lèvres contre les siennes.
Au contact de son corps, le désir qui le tourmentait depuis cinq ans le submergea. L’odeur de ses cheveux, l’ardeur de son baiser l’atteignirent comme une douleur.
Tanis savait comment y mettre fin.
L’aubergiste frappa à la porte, mais n’obtint pas de réponse. Hochant la tête avec admiration – c’était le troisième homme en trois jours –, il posa le vin sur le seuil et s’en alla.
— Parle-moi de mes petits frères, murmura Kitiara, blottie dans les bras de Tanis. La dernière fois que je les ai vus, vous fuyiez Tarsis en compagnie de cette femme elfe…
— C’était donc toi ! s’exclama Tanis, se rappelant le dragon bleu.
— Bien sûr ! dit Kitiara en se serrant contre lui. J’aime ta barbe, elle atténue tes traits elfiques par trop féminins. Comment t’es-tu enrôlé dans l’armée ?
— Nous… avons été faits prisonniers au Silvanesti. Un des officiers m’a convaincu que j’étais idiot de vouloir résister à la Reine des Ténèbres.
— Et mes frères ?
— Nous nous sommes séparés.
— Quel dommage, soupira Kitiara. J’aurais bien aimé les revoir. Caramon doit être un vrai géant, à présent. Et Raistlin ? J’ai entendu dire qu’il était devenu très savant. Il porte encore la Robe Rouge ?
— Sans doute. Je ne l’ai pas vu depuis longtemps…
— Cela ne tardera pas, dit gentiment Kitiara. Il est comme moi. Raist a toujours aimé le pouvoir…
— Et toi ? Que fais-tu ici, loin du front ? On se bat plus au nord…
— Eh bien, je suis là pour les mêmes raisons que toi, répondit-elle en le regardant dans les yeux. Je cherche l’homme à la gemme verte.
— Je sais maintenant où je l’ai rencontré ! s’exclama Tanis. L’homme du Perechon ! C’est le malheureux qui a pris la fuite avec ce misérable Ebène. L’homme à la gemme verte enchâssée dans la poitrine !
— Tu l’as trouvé ! s’exclama Kitiara, les yeux brillants. Où est-il, Tanis ? Dis-moi ?
— Je ne suis pas sûr que ce soit lui… Je ne peux t’en faire qu’une vague description…
— Il a environ une cinquantaine d’années humaines, dit Kitiara, mais ses yeux et ses mains ont l’air étrangement jeunes. Une gemme verte est incrustée dans sa poitrine. Des espions nous ont signalé sa présence à Flotsam. C’est pourquoi la Reine des Ténèbres m’a envoyée. C’est lui, la clé du pouvoir absolu ! Si nous le trouvons, rien sur Krynn ne pourra nous résister !
— Pourquoi ? Que possède-t-il de si essentiel pour que la victoire dépende de lui ?
— Qui le sait ? répondit-elle en haussant les épaules. La seule chose qu’on nous a dite, c’est que pour gagner la guerre, il fallait retrouver cet homme. Te rends-tu compte ? Si nous le dénichons, Krynn sera à nos pieds ! La Reine des Ténèbres nous récompensera au-delà de nos espérances ! Toi et moi, ensemble pour toujours !
Les paroles de la guerrière résonnaient dans la tête de Tanis. Ensemble, pour toujours. Mettre fin à la guerre. Régner sur Krynn. Non, c’était de la folie ! Il en avait la gorge serrée. Et mon peuple, mes amis ? Leur dois-je quelque chose ? Rien du tout ! Ce sont eux qui m’ont blessé, ridiculisé ! Toutes ces années où je n’étais qu’un paria ! Pourquoi penserais-je à eux ? Et moi dans tout ça ? Je pourrais y penser, pour changer. Je suis avec la femme que j’aime, et qui peut devenir mienne. Kitiara, si belle, si désirable…