— Non, dit-il d’une voix rauque.
Il tendit la main vers elle et l’attira contre lui.
— Non, répéta-t-il plus doucement. Nous verrons demain si c’est bien lui. Là où il est, il ne peut nous échapper. Je sais…
Kitiara lui sourit. Tanis se pencha sur elle et l’embrassa passionnément. Au loin, on entendait les vagues de la Mer de Sang d’Istar se fracasser sur les rochers.
10
La Tour du Grand Prêtre. L’adoubement.
Au matin, la tempête qui avait fait rage sur la Solamnie s’était apaisée. Un pâle soleil la remplaça. Les chevaliers cantonnés dans la Tour du Grand Prêtre n’avaient jamais vécu une nuit pareille depuis le Cataclysme.
Le tapis de neige qui s’étendait à perte de vue était constellé de centaines de points lumineux d’où montaient des fumées noirâtres.
C’étaient les feux de camp de l’armée draconienne.
Entre le Seigneur des Dragons et la victoire, se dressait un ultime obstacle : la Tour du Grand Prêtre.
Construite par Vinas Solamnus, fondateur de la chevalerie, sur l’unique col franchissant les Monts Vingaard, la Tour protégeait Palanthas, capitale de la Solamnie, et le port appelé « Les Portes de Paladine ». Si elle tombait aux mains des draconiens, Palanthas basculerait avec elle.
Cette belle et riche cité s’était délibérément fermée au monde extérieur et s’abîmait dans sa propre contemplation. Le seigneur draconien n’aurait aucun mal à prendre le contrôle de la ville, puis du port, et enfin de la Solamnie.
C’en serait alors fini des chevaliers.
Le Seigneur des Dragons, que ses troupes appelaient la Dame Noire, avait quitté le camp pour une affaire urgente qui l’appelait à l’est. Elle avait confié le commandement à de fidèles capitaines, prêts à tout pour obtenir ses faveurs.
Des seigneurs draconiens, la Dame Noire était la mieux considérée par la Reine des Ténèbres. Ses troupes de draconiens, de gobelins, d’ogres et de mercenaires humains attendaient avec impatience de passer à l’attaque pour se distinguer et gagner ainsi son estime.
La Tour était défendue par une importante garnison de chevaliers arrivés de Palanthas quelques semaines plus tôt.
Seule la crainte des légendes qui circulaient sur l’édifice avait retenu les draconiens de la prendre d’assaut. Un siège serait plus simple.
« — Le temps joue en notre faveur, avait dit la Dame Noire avant de partir. Nos espions savent de source sûre que les chevaliers n’ont pas reçu l’appui de Palanthas. Nous leur avons coupé la route du Donjon de Vingaard. Laissons-les crever de faim. Tôt ou tard, ils feront une erreur. À ce moment, nous agirons. »
« — Avec une formation de dragons, nous les écraserions, murmura un jeune commandant nommé Bakaris. »
Sa bravoure au combat et sa belle prestance avaient attiré l’attention de la Dame Noire. Elle le toisa d’un air dubitatif.
« — Ce n’est pas si sûr, répliqua-t-elle froidement. Tu ne sais pas qu’ils ont trouvé Lancedragon ? »
« — Cela tient du conte de fées ! » répliqua Bakaris en l’aidant à enfourcher Nuage, son dragon bleu, qui darda un œil féroce sur le fringant commandant.
« — Il ne faut jamais sous-estimer les contes de fées, répondit la Dame Noire. N’oublie pas qu’on disait la même chose des dragons. Ne t’inquiète pas, mon petit. Si je réussis à mettre la main sur l’Homme à l’Émeraude, nous nous passerons de l’attaque de la Tour, car elle sera détruite à coup sûr. Sinon, je te ramènerai ta formation de dragons. »
Le dragon bleu déploya ses ailes et s’envola vers l’orient pour rejoindre une misérable bourgade au bord de la Mer de Sang d’Istar, Flotsam.
Comme la Dame Noire l’avait prédit, les chevaliers ressentirent les effets de la famine, pendant que les draconiens, bien nourris, se reposaient à la chaleur de leurs feux de camp.
Mais pis que cela, il y avait leurs dissensions internes.
Les jeunes chevaliers que Sturm commandait depuis leur départ de Sancrist avaient appris à connaître leur chef et ils l’adoraient. Malgré sa mélancolie et son cœur solitaire et distant, l’honnêteté et l’intégrité du chevalier avaient forcé le respect et l’admiration de ses hommes.
Cette victoire lui coûtait cher ; contraint d’obéir aux ordres de Dirk, il ne manquait jamais de faire connaître le fond de sa pensée, car l’hypocrisie n’était pas son point fort. Ce comportement aggravait les choses.
Dirk s’était mis à dos la population de Palanthas. Méfiants, remplis d’amertume et de haine, les habitants de la superbe cité avaient pris ombrage des menaces du chevalier, à qui ils avaient refusé d’héberger sa garnison. Les approches plus prudentes de Sturm avaient permis d’obtenir de la ville la fourniture de quelques vivres.
La situation ne s’améliora pas quand les chevaliers investirent la Tour du Grand Prêtre. Et les divisions ne faisaient qu’aggraver le moral des troupes, déjà entamé par les privations.
La Tour devint le théâtre d’un conflit ouvert entre le parti de Dirk et celui de Gunthar, représenté par Sturm. Seule l’obéissance stricte à la Loi avait empêché que le conflit dégénère. La présence des troupes draconiennes et la faim exacerbaient la tension nerveuse.
Le seigneur MarKenin avait mesuré trop tard le danger. Il regrettait amèrement d’avoir soutenu Dirk qui, à l’évidence, commençait à perdre la raison.
Gardecouronne était dévoré par un délire de puissance qui ne laissait place à rien d’autre. Mais le seigneur MarKenin, selon les exigences de la Loi, ne pouvait le déchoir de son rang sans l’aval du Conseil, qui ne se réunirait pas avant longtemps.
Comme l’avait annoncé Gunthar, la nouvelle de la réhabilitation de Sturm avait ruiné les ambitions de Dirk. Mais il n’avait pas prévu qu’elle porterait un coup fatal à sa raison.
Le matin suivant, les chevaliers se rassemblèrent dans la cour de la forteresse. Un pâle soleil d’hiver présidait à l’adoubement d’un nouveau membre de l’Ordre.
Le son clair des trompettes retentit. Au milieu d’un cercle de chevaliers en armures, le seigneur Alfred MarKenin, sa cape rouge flottant sur ses épaules, sortit de son fourreau une antique épée gravée des symboles de la chevalerie : la rose, le martin-pêcheur et la couronne.
Contrairement à ce qu’il avait espéré, la célébration, loin de réunir tous les preux, avait dégarni les rangs. Dirk et son entourage étaient absents.
À une seconde salve de trompettes succéda un silence religieux. Vêtu d’une longue tunique blanche, Sturm de Lumlane sortit de la chapelle du Grand Prêtre, où il avait passé une nuit de recueillement et de méditation, conformément à la Loi. Une garde d’honneur singulière marchait à ses côtés.
Une elfe d’une beauté éblouissante avançait entre un vieux nain à la barbe blanche et un kender en pantalon bleu vif.
Le petit groupe s’arrêta devant le seigneur MarKenin. Laurana portait son heaume, Flint son bouclier, et Tass ses éperons.
Sturm inclina la tête pour saluer le seigneur. À trente ans, les cheveux qui lui tombaient sur les épaules étaient déjà mêlés de fils d’argent. Sur un signe d’Alfred, il s’agenouilla.
— Sturm de Lumlane, après avoir entendu le témoignage de Lauranlathasala, de la famille royale du Qualinesti, et celui de Flint Forgefeu, nain des collines et citoyen de Solace, le Conseil de la chevalerie te blanchit des accusations portées contre toi. Pour les hauts faits témoignant de ta bravoure et de ton courage, nous te faisons chevalier !
Des larmes coulèrent sur les joues émaciées du jeune homme.
— As-tu passé la nuit en prières, Sturm de Lumlane ? demanda le seigneur. Te sens-tu digne de ce grand honneur ?