— Non, mon seigneur, répondit Sturm, mais je l’accepte avec humilité et je jure d’employer ma vie à m’en rendre digne. (Il leva les yeux vers le ciel.) Avec l’aide de Paladine, j’y arriverai.
Le seigneur Alfred fut frappé par la ferveur qui animait Lumlane. Se tournant vers Laurana, Flint grommela dans sa barbe :
— Si seulement Tanis était là.
La jeune elfe était pâle et morose. La situation, à Palanthas comme dans la Tour, semblait sans issue. L’avenir était sombre.
Elle avait décidé de rester. Les gens de Palanthas avaient vite adopté une jeune femme si belle et de si noble lignée. Ils s’étaient montrés très intéressés par les Lancedragons et en avait demandé… un exemplaire pour leur musée. Quand elle leur avait parlé des armées draconiennes, ils avaient souri poliment en haussant les épaules.
Par un messager qu’elle avait interrogé, Laurana avait appris que les chevaliers étaient assiégés dans la Tour du Grand Prêtre. Ils auraient besoin des Lancedragons, mais il n’y avait personne pour les leur apporter et leur apprendre à s’en servir. Elle décida alors de ne pas suivre l’ordre de Gunthar de rentrer à Sancrist.
Le voyage de Palanthas jusqu’à la Tour fut un cauchemar. Laurana partit avec deux chariots remplis de quelques vivres et des précieuses lances. À trois lieues de la cité, le premier versa dans la neige, et il fallut répartir son contenu entre les membres de l’escorte et le second véhicule. À son tour, celui-ci s’enlisa dans une fondrière. Chargeant les lances et les vivres sur les chevaux, Laurana, Flint, Tass et les chevaliers firent le reste du chemin à pied. Ils furent les derniers à atteindre la Tour avant que la tempête rende le chemin impraticable.
À la garnison, il restait des vivres pour quelques jours. Les armées draconiennes, elles, semblaient avoir pris leurs quartiers d’hiver en connaissance de cause.
Sur ordre de Dirk, les lances furent empilées dans la cour. Quelques chevaliers les inspectèrent, puis s’en désintéressèrent, les trouvant lourdes et rudimentaires.
Lorsque Laurana proposa de leur en apprendre le maniement, Dirk déclina son offre en ricanant. La jeune femme se tourna vers Sturm, qui confirma ses craintes.
— Laurana, dit-il en lui prenant la main, je crois que le seigneur ennemi n’aura pas à se donner la peine de nous envoyer ses dragons. Si nous ne pouvons pas rétablir la liaison et nous ravitailler, la Tour tombera, faute de survivants pour la défendre.
La neige voila peu à peu l’argent étincelant des Lancedragons abandonnées dans la cour de la forteresse.
11
Curieux comme un kender. La chevauchée des Chevaliers.
Sturm et Flint échangeaient leurs souvenirs en arpentant le chemin de ronde. Sturm s’arrêta devant une meurtrière pour regarder les feux de camp qui brillaient à l’horizon. Le nain le trouva plus réservé qu’à l’ordinaire. Ce n’était pas sa mélancolie habituelle, mais la sérénité que confère l’absence d’espoir.
— Flint, il suffirait d’une journée de soleil pour que le chemin soit en état. Promets-moi que ce jour-là, tu partiras avec Tass et Laurana.
— Nous devrions tous partir, si tu veux mon avis ! Il faudrait que les chevaliers se replient sur Palanthas. Dans une ville comme celle-là, nous pourrons contenir les dragons. Elle est construite en bonne pierre. Ce n’est pas comme ici ! À Palanthas, on se défendrait bien mieux.
— La population s’y oppose. Les habitants craignent que leur cité soit abîmée. Ils croient pouvoir la sauver sans être obligés de se battre. Nous sommes contraints de rester ici !
— Mais nous n’avons aucune chance !
— Si ! répliqua Sturm. À condition de tenir jusqu’à ce que les voies d’approvisionnement soient rétablies.
Nos effectifs sont importants. C’est pourquoi les draconiens n’ont pas attaqué…
— Il y a une autre solution, dit une voix derrière eux.
— Laquelle, seigneur Dirk ? demanda Sturm avec une politesse appuyée.
— Gunthar et toi croyez m’avoir vaincu ! Mais vous vous trompez ! Par un acte héroïque, je rassemblerai toute la chevalerie derrière moi ! Gunthar et toi êtes des hommes finis !
— Il me semblait que c’était contre les draconiens que nous luttions, répliqua Sturm.
— Cesse de te gargariser de ta suffisance, rugit Dirk. Réjouis-toi d’être chevalier, Lumlane, tu as payé assez cher pour y arriver. Quelles mirobolantes promesses as-tu faites à la femme elfe pour qu’elle colporte ses mensonges ? Le mariage ? La respectabilité ?
— Je ne peux me battre contre toi, conformément à la Loi, mais je ne laisserai pas insulter une femme dont la bonté égale le courage.
Sturm allait tourner les talons.
— Je t’interdis de te dérober ! cria Dirk en l’empoignant par les épaules.
Sturm se retourna, la main sur la garde de son épée. Dirk en fit autant. Tous deux étaient sur le point de contrevenir à la Loi.
Flint arrêta la main de Sturm.
— Dis ce que tu as à dire, Dirk ! s’écria Lumlane d’une voix qui tremblait.
— Tu es un homme fini. Demain, je mènerai les chevaliers à l’assaut des draconiens. Nous ne croupirons pas dans cette misérable geôle ! Demain soir, mon nom entrera dans la légende !
Flint regarda Sturm, l’air inquiet. Ses yeux étaient injectés de sang, mais ce fut d’un ton calme qu’il répondit au seigneur :
— Dirk, tu es devenu fou. Ils sont des milliers ! Ils vous tailleront en pièces !
— C’est ce que tu aimerais voir, n’est-ce pas ? Eh bien, sois prêt à l’aube, Lumlane.
Cette nuit-là, Tass, affamé, gelé et périssant d’ennui, décida qu’il allait se changer les idées et explorer les environs. Cette étrange forteresse ne devait pas manquer de chambres secrètes.
La Tour du Grand Prêtre avait été construite pendant l’Ère de la Force. Fin connaisseur de l’architecture de cette époque, Flint s’était demandé qui pouvait être le maître d’œuvre d’un édifice aussi aberrant. Sans doute un ivrogne ou un fou ; en tout cas, pas un nain.
Comme la Tour, le mur d’enceinte était octogonal. À chaque intersection, il était pourvu d’une tourelle, reliée à la Tour par des arcs-boutants.
Ce schéma classique n’avait rien d’étonnant, mais ce qui confondait le nain, c’est l’absence de points de défense. Au lieu d’une seule porte centrale, il y en avait trois. Elles donnaient sur de vastes vestibules se terminant par une simple herse placée devant le pont-levis.
« — On dirait qu’on attend l’ennemi pour le thé, avait un jour grommelé Flint. C’est la plus crétine des forteresses que j’aie jamais vues. »
À part le Grand Prêtre, personne n’avait le droit de pénétrer dans la Tour sacrée. Comme elle avait été conçue pour garder le col, et non pour le barrer, les Palanthiens avait dû ajouter des bâtiments pour loger les troupes. C’était là que les chevaliers avaient leurs quartiers.
Personne ne se serait risqué à entrer dans la Tour. En dehors de Tass, bien sûr !
Poussé par son insatiable curiosité et tenaillé par la faim, le kender longeait le chemin de ronde. Il se faufila au nez et à la barbe des gardes et descendit l’escalier menant à la cour centrale. Elle n’était pas gardée. Tass marcha jusqu’à la herse et regarda entre les barreaux. Hélas, l’obscurité était totale.
Déçu, il essaya machinalement la herse. Seul Caramon ou dix chevaliers auraient pu la déplacer. À sa surprise, elle bougea légèrement, non sans produire un abominable grincement. Tass jeta des coups d’œil angoissés aux baraques, certain de voir débouler la garnison au grand complet.
Mais rien n’arriva. Examinant la herse de plus près, il vit que l’espace entre les pointes de la grille et la pierre était suffisant pour qu’il s’y glissât. Il n’hésita pas.
Avec le briquet de Flint, il alluma la torche accrochée au mur et découvrit une immense salle vide. Dans l’espoir de tomber sur quelque chose de plus intéressant, il se risqua jusqu’au bout de la salle. La deuxième herse ne lui posa pas plus de problème que la première, ce qui l’attrista. « Si c’est facile, ça n’en vaut pas la peine », disait un vieux proverbe kender. La salle où il était semblait plus petite que les deux autres. Mais elle était défendue par deux énormes portes de fer verrouillées.