12
La plaine de la mort. La découverte de Tass.
Le soleil était déjà haut dans le ciel. Perchés au sommet des remparts, les chevaliers scrutaient l’horizon.
Le choc entre les deux armées avait eu lieu. Les hommes de Sturm l’avaient suivi à travers le voile de brume gris qui envahissait la plaine. À présent, seule la Tour émergeait du brouillard d’où montait le tumulte de la bataille.
La journée n’en finissait pas. Laurana faisait les cent pas dans sa chambre, où on avait dû allumer les chandelles tant il faisait sombre. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre et distingua sur les remparts les ombres fantomatiques de Sturm et de Flint.
Près d’eux, quelque chose bougea dans la brume. Laurana reconnut un homme en cuirasse couverte de boue, qui approcha de Sturm. Sûrement un messager !
— Tu viens avec moi ? demanda-t-elle à Tass, noyé dans ses pensées. Une estafette vient d’arriver de Palanthas.
Le kender, en proie à une inhabituelle mélancolie, ne releva même pas la tête.
— Une estafette, répéta-t-il sans conviction. Ne t’en fais pas, ajouta-t-il pour rassurer Laurana, qui le dévisageait d’un air inquiet. C’est cette grisaille qui m’assomme.
Laurana n’insista pas et descendit l’escalier.
— Quelles nouvelles ? demanda-t-elle à Sturm. Je viens de voir passer un messager…
— Ah oui ! dit-il en esquissant un sourire. De bonnes nouvelles, je crois. La neige a suffisamment fondu et la route de Palanthas est ouverte. J’ai demandé qu’un messager se tienne prêt, au cas où… (Il s’arrêta net, n’osant prononcer le mot fatidique.) J’aimerais que tu acceptes de partir avec lui.
Laurana s’y attendait. Elle avait réfléchi à sa réponse. Au pied du mur, elle était incapable de parler. Pourquoi se le cacher ? Elle avait peur. En vérité, elle voulait retourner à Palanthas, quitter cet endroit sinistre où rôdait la mort. Serrant les poings, elle frappa la pierre pour se donner du courage.
— Je reste ici, dit-elle. Je sais ce que tu vas me dire, mais écoute-moi d’abord. Tu auras besoin de guerriers habiles. Or, tu sais ce que je vaux.
Sturm acquiesça. Elle avait raison. À l’arc comme à l’épée, rares étaient les hommes qui pouvaient rivaliser avec Laurana. En outre, elle avait l’expérience du champ de bataille, ce qui manquait à ses jeunes chevaliers. Mais il était déterminé à l’éloigner de la forteresse.
— Je suis la seule à savoir manier les Lancedragons…
— Avec Flint, coupa Sturm.
Laurana regarda le nain avec insistance. Pris entre deux feux, Flint, qui aimait et respectait l’un et l’autre, s’éclaircit la gorge en rougissant.
— C’est vrai, dit-il d’une voix enrouée, mais je… euh, il faut bien avouer que… je suis un peu petit.
— De toute façon, nous n’avons pas repéré l’ombre d’un dragon. Ils sont plus au sud, occupés par la prise de Thelgaard.
— Mais tu n’es pas sans savoir qu’ils ne tarderont pas à arriver, n’est-ce pas ?
Sturm rougit.
— Possible, marmonna-t-il.
— Tu ne sais pas mentir, Sturm. Alors inutile d’essayer. Je reste. C’est ce que ferait Tanis…
— Par les dieux, Laurana ! s’écria Sturm. Vis ta vie ! Tu n’es pas Tanis ! Personne ne peut prendre sa place. Il n’est pas là !
Flint poussa un gros soupir en regardant Laurana d’un œil soucieux. Personne ne fit attention à Tass, qui venait d’arriver.
Laurana prit le chevalier par le cou.
— Je sais que Tanis est irremplaçable pour toi et je n’ai pas l’intention de prendre sa place dans ton cœur, mais je veux t’aider de toutes mes forces. C’est ce que j’ai voulu dire. Considère-moi comme l’un de tes chevaliers…
— Je sais ce que tu vaux, Laurana. Pardonne-moi de t’avoir parlé durement. Tu comprends pourquoi je veux que tu partes d’ici. Tanis ne me pardonnerait pas s’il t’arrivait quelque chose.
— Il comprendrait. Il m’a dit un jour qu’il arrivait qu’on doive donner sa vie pour quelque chose de plus important encore. Me comprends-tu, Sturm ? Si je fuyais le danger, abandonnant mes amis à leur sort, il le comprendrait. Mais au fond de lui, il ne l’accepterait pas. C’est trop éloigné de ce qu’il ferait lui-même. D’ailleurs, avec ou sans Tanis, jamais je ne pourrais vous laisser.
Sturm ne dit rien. Ses bras se refermèrent sur Laurana et sur Flint.
Fondant en larmes, Tass se joignit à eux. Il sanglotait à perdre haleine.
— Tass ! Que se passe-t-il ? demanda Laurana, stupéfaite de la réaction inattendue du kender.
— Tout est ma faute ! J’en ai déjà liquidé un ! Suis-je condamné à errer à travers le monde pour casser ces trucs ? hoqueta-t-il.
— Calme-toi, Tass, fit Sturm. De quoi parles-tu ?
— J’en ai trouvé un autre…, balbutia le kender. En bas, dans une grande salle vide.
— Un autre quoi, tête de linotte ? s’exaspéra Flint.
— Un orbe draconien !
La nuit tomba, rendant le brouillard plus opaque. Dans la Tour, on alluma les torches. Toujours muets, les chevaliers guettaient le premier indice qui les avertirait de l’issue de la bataille.
À l’approche de minuit, un cliquetis de harnais et des hennissements leur firent dresser l’oreille. Les sentinelles se penchèrent au-dessus du rempart et tendirent leurs torches dans l’obscurité.
— Qui va là ? cria Sturm.
Au pied du mur une torche s’illumina. Laurana sentit ses genoux trembler. Les chevaliers poussèrent des cris horrifiés.
Le cavalier à la torche portait l’armure des officiers draconiens ; son beau visage cruel était encadré de cheveux blonds.
Il tenait par la bride un cheval chargé d’un corps décapité et d’un autre affreusement mutilé.
— Je vous ramène vos officiers ! Comme vous le voyez, l’un est mort. Je crois que l’autre vit encore. Du moins était-il vivant quand nous nous sommes mis en route. J’espère qu’il tiendra assez longtemps pour vous raconter la bataille. Si on peut appeler ça une bataille…
L’officier draconien mit pied à terre et détacha les corps ficelés sur la selle. Puis il se tourna vers le haut des remparts.
— Je sais que vous pourriez m’abattre sans difficulté, car je suis une cible idéale. Mais vous ne le ferez pas. Vous êtes des Chevaliers de Solamnie, railla-t-il, votre honneur est votre vie ! Vous ne tueriez pas un homme désarmé, qui vous ramène vos chefs.
Il acheva de dérouler la corde ; les deux corps glissèrent à terre. Il jeta sa torche sur le sol et la piétina. Les chevaliers entendirent cliqueter son armure. Il s’était remis en selle.
— De l’honneur, vous en trouverez à revendre sur le champ de bataille ! cria-t-il. Je vous donne jusqu’à demain matin pour vous rendre. Au lever du soleil, hissez le drapeau blanc. Le Seigneur des Dragons saura faire preuve de clémence…
La corde d’un arc vibra, puis on entendit le son mat d’une flèche s’enfonçant dans la chair. Un cri monta de l’assistance. Surpris, les chevaliers se tournèrent vers la silhouette debout sur le crénelage, un arc à la main.
— Je ne suis pas chevalier ! Je suis Lauralanthalasa, du Qualinesti ! Les elfes ont leur propre code de l’honneur, et comme tu le sais sûrement, ils voient dans l’obscurité. J’aurais pu te tuer. Mais il te sera difficile de te servir de ton bras avant longtemps. Il est même possible que tu ne puisses plus jamais tenir une épée.
— C’est la réponse que tu rapporteras à ton seigneur ! dit Sturm. Si vous voulez notre bannière, il faudra nous tuer jusqu’au dernier !
— Pour ça, comptez sur nous ! cracha l’officier.
Le bruit du galop de son cheval se perdit dans le lointain.