Sturm ordonna qu’on rentre les corps à l’intérieur de la citadelle.
Penché sur le chevalier décapité, il prit sa main dans la sienne et reconnut l’anneau qu’il portait au doigt.
— C’est Alfred MarKenin, annonça-t-il d’une voix blanche.
Il s’inclina devant le cadavre et se recueillit.
— Chevalier, le seigneur Dirk vit encore ! déclara l’un des hommes de Sturm.
Les yeux de Dirk luisaient comme des braises dans un visage exsangue. Ses lèvres étaient maculées de sang. Il fut incapable de boire l’eau qu’on lui tendit.
Les mains pressées sur le ventre, Gardecouronne tentait de retenir la vie qui le fuyait inexorablement. Avec un atroce sourire, il empoigna Sturm par le bras.
— Victoire ! dit-il d’une voix caverneuse. Ils ont détalé devant nous comme des lapins ! Nous nous sommes couverts de gloire ! Ce fut grandiose ! Je… je vais devenir Grand Maître de la chevalerie !
Secoué de hoquets, il vomit un flot de sang et retomba dans les bras du jeune chevalier qui le soutenait. Celui-ci leva vers Sturm des yeux pleins d’espoir.
— Crois-tu qu’il dise vrai ? C’est peut-être…
Devant la mine de Sturm, le jeune chevalier ne poursuivit pas. Il regarda Dirk avec pitié.
— Il a perdu la raison, n’est-ce pas ?
— Il meurt en brave, répondit Sturm, comme un vrai chevalier.
— Victoire ! murmura Dirk, les yeux dans le vide.
La vie le quitta.
— Non, il ne faut pas le briser ! s’écria Laurana.
— Mais Fizban a dit…
— Je sais ce qu’il pense. L’artefact n’est ni bon ni mauvais, mais l’un et l’autre. Il n’est rien, mais il est tout ! C’est… comme Fizban !
Ils restèrent immobiles devant l’orbe draconien. Le silence était si pesant dans la salle obscure qu’ils chuchotaient.
Laurana réfléchit à ce qu’il fallait faire. Tass la regardait avec appréhension, redoutant ses conclusions.
— Les orbes doivent être utilisés, Tass ! Ils ont été créés par des magiciens extrêmement puissants ! Des gens comme Raistlin, qui ne tolèrent aucun échec. Si nous savions comment…
— Je sais, souffla Tass timidement.
— Quoi ? Tu sais ? Pourquoi n’as-tu pas…
— Je ne savais pas que je savais, balbutia le kender, je viens de le découvrir ! Gnosh, le gnome, m’a parlé d’inscriptions qu’il avait vues dans les volutes du cristal. Il n’a pas pu déchiffrer cet étrange langage…
— Parce qu’il est magique !
— Oui, c’est ce que je lui ai dit et…
— Cela ne nous avance guère ! Aucun d’entre nous ne peut le lire. Si Raistlin était là…
— Pas besoin de lui ! Je n’y connais rien non plus, mais je peux déchiffrer les inscriptions. Tu sais, j’ai une paire de lunettes, que Raistlin appelle lunettes de vérité. Grâce à elles, je peux comprendre tous les écrits, même magiques. Je le sais, parce qu’il m’a menacé, si j’osais me servir de ces lunettes pour lire ses grimoires, de me changer en grenouille et de m’avaler tout cru.
— Et tu crois que tu sauras lire dans l’orbe ?
— Je peux toujours essayer. Mais Sturm a dit que les dragons ne viendraient probablement pas, alors pourquoi nous embêter avec cet orbe ? Fizban affirme que seuls les super-magiciens peuvent s’en servir.
— Écoute-moi, Tass, dit Laurana en le regardant dans les yeux. S’ils nous envoient un seul de leurs monstres, nous sommes perdus. C’est pourquoi ils nous ont donné jusqu’à demain matin pour nous rendre, au lieu d’investir la forteresse. Cela laisse aux dragons le temps d’arriver. Il faut que nous profitions de ce répit, c’est notre seule chance !
Un chemin aisé, et un chemin semé d’embûches, se rappela Tass. Fizban avait dit aussi : « La mort d’êtres aimés, mais il faut en avoir le courage. »
Tass plongea la main dans la poche de son gilet et sortit les lunettes, dont il ajusta gravement les branches sur ses oreilles pointues.
13
Le soleil se lève. Les ténèbres s’installent.
Avec l’aube, le brouillard disparut. Le ciel était si clair que Sturm apercevait les prairies couvertes de neige qui entouraient le Donjon de Vingaard, son pays natal maintenant occupé par les troupes draconiennes. Les premiers rayons du soleil frappaient la rose, la couronne et le martin-pêcheur de l’étendard qui flottait au-dessus de la Tour. Ce fut alors que retentit l’appel du cor.
Les armées draconiennes marchaient sur la Tour du Grand Prêtre.
Du haut des remparts, les quelques cent chevaliers restés sous les ordres de Sturm regardèrent l’imposant corps d’armée submerger la plaine comme un nuage de sauterelles.
Les dernières paroles de Dirk revinrent à la mémoire de Sturm. « Ils ont détalé devant nous. » Il comprit que les draconiens avaient tiré parti de la témérité des chevaliers en employant une manœuvre vieille comme le monde : reculer juste assez pour les encercler et les tailler en pièces.
Flint déboula sur le chemin de ronde.
— Au moins je mourrai sur le plancher des vaches, bougonna-t-il.
L’humeur du nain arracha à Sturm un sourire. Lui aussi songeait à la mort en regardant le pays où il était né et qu’il avait aussi peu connu que son père, un pays qui l’avait contraint, lui et sa famille, à l’exil. Il allait donner sa vie pour le défendre. Pourquoi ?
Après tout, il aurait très bien pu partir pour Palanthas et tout laisser derrière lui.
Toute sa vie il avait suivi la Loi et respecté le Code. « Mon honneur est ma vie. » Il ne restait plus que le Code. Trop rigide, la Loi avait enfermé les chevaliers dans un carcan plus pesant que leur armure. Isolés, désemparés, ils s’étaient raccrochés à elle, sans se rendre compte qu’elle était une ancre qui les tirait vers le fond.
Pourquoi suis-je différent d’eux ? se demanda Sturm. Quand Flint était apparu en grommelant, il avait eu la réponse. C’était à cause du nain, du kender, du mage, du demi-elfe… Ils lui avaient appris à regarder le monde avec d’autres yeux. Dirk le voyait en noir et blanc. Sturm en avait goûté les nuances les plus subtiles.
— Il est temps, dit-il à Flint.
Les premières flèches sifflèrent au-dessus des remparts. Dans les hurlements, les sonneries de cors et le fracas des armes, la bataille décisive était engagée.
À la tombée de la nuit, l’étendard des chevaliers flottait encore sur la Tour.
Mais la moitié de ses défenseurs étaient tombés. Avec l’obscurité vint l’accalmie, les armées draconiennes se retirant jusqu’au lendemain.
Les chevaliers s’occupèrent des dépouilles de leurs camarades tandis que Sturm arpentait sans cesse les remparts.
La cadence de son pas ferme rassurait tout le monde, sauf lui. Mille angoisses l’assaillaient. Il pensait à la défaite, à la possibilité d’une mort ignominieuse et au déshonneur. Il voyait son corps dépecé par les draconiens. Serait-il capable de tenir jusqu’au bout ?
Assez ! se dit-il. Tu vas devenir plus fou que Dirk.
Il s’arrêta de marcher et se retourna brusquement… pour se trouver nez à nez avec Laurana, dont il avait oublié la présence. Leurs regards se croisèrent. Les yeux de la jeune elfe dégageaient une telle lumière qu’elle chassa ses idées noires. Tant qu’existaient dans le monde une telle beauté et une telle sérénité, l’espoir était sauf.
Il lui sourit.
— Va te reposer, dit-il. Tu as l’air épuisée.
— J’ai essayé, mais j’ai fait un cauchemar. Des mains enchâssées dans le cristal, d’énormes dragons volant entre des murs de pierre…
Tass somnolait, couché en chien de fusil à côté d’elle. Sturm sourit de nouveau ; décidément, rien ne pouvait démonter le kender.
Flint était occupé à sculpter un morceau de bois, comme à l’accoutumée.