— Quand cela va-t-il recommencer ? demanda-t-il à Sturm.
— À l’aube. Nous n’avons plus que quelques heures devant nous.
— Pourrons-nous tenir ?
— Il le faudra bien. Le messager arrivera ce soir à Palanthas. S’ils se mettent tout de suite en route, ils seront ici dans deux jours. Il faut résister jusque-là.
— Oui, s’ils ne perdent pas de temps ! grogna le nain.
— Bien sûr… Laurana, tu devrais partir. Va à Palanthas. Il faut les convaincre qu’un danger les menace.
— Ton messager s’en chargera, répondit Laurana. S’il n’y parvient pas, ce n’est pas moi qui y arriverai.
— Laurana…, commença Sturm.
— As-tu besoin de moi ? demanda-t-elle avec rage. Te suis-je utile ici ?
— Tu sais très bien que oui, répondit Sturm.
L’adresse, le courage et la ténacité de la jeune femme le stupéfiaient.
— Alors je reste.
Elle s’enroula dans les couvertures et ferma les yeux. Quelques instants plus tard, elle était endormie.
Le nain et le chevalier échangèrent un long regard.
Flint baissa la tête et reprit son travail en soupirant.
Ils n’avaient pas échangé un mot, mais ils savaient qu’ils pensaient à la même chose. Si les draconiens investissaient la Tour, une mort atroce les attendait.
Celle de Laurana relèverait du cauchemar.
Aux premières lueurs de l’aube, le clairon tira les chevaliers du sommeil. Ils empoignèrent leurs armes et se précipitèrent sur les remparts pour prendre leur poste, les yeux fixés sur l’horizon.
Les feux de camp de l’armée draconienne s’éteignaient les uns après les autres dans la lumière naissante. Les chevaliers perçurent les bruits coutumiers de la fourmilière qui se réveillait.
Ils s’interrogèrent mutuellement du regard. Était-ce possible ? Ils n’en croyaient pas leurs yeux !
Les armées draconiennes se retiraient ! Dans la clarté blême de l’aube, on distinguait nettement les troupes qui reculaient. Sturm demeura perplexe.
Les draconiens eurent vite fait de disparaître derrière la ligne d’horizon. Mais ils étaient encore là. Sturm le sentait.
Un des jeunes chevaliers poussa une exclamation de joie.
— Tiens-toi tranquille ! lui ordonna Sturm, les nerfs à vif.
Laurana le regarda avec étonnement. Son visage était livide, ses yeux hagards, ses mains convulsivement serrées.
Sentant la peur l’envahir, Laurana frissonna. Elle se souvint de ce qu’elle avait dit à Tass.
— C’est ce que nous redoutions, non ? demanda-t-elle en prenant le bras de Sturm.
— J’espère que nous nous trompons, répondit-il d’une voix rauque.
Les minutes passèrent comme des heures. Flint les rejoignit et le kender se réveilla.
— C’est l’heure du petit déjeuner ? s’écria-t-il, toujours en verve.
Personne ne répondit.
— He ! fit le kender, en tapotant le bras de Flint, qu’y a-t-il à voir, au juste ?
— Rien, grogna le nain, maussade.
— Alors pourquoi tout le monde regarde ? Sturm… !
— Qu’y a-t-il ? demanda le chevalier.
Tass scrutait l’horizon. Les autres aussi, mais ils n’avaient pas la vue perçante d’un kender.
— Les dragons… Des dragons bleus.
— C’est ce que je pensais, souffla Sturm, la terreur des dragons ! C’est ce qui fait reculer leurs armées. Les mercenaires humains ne résistent pas à cette phobie. Combien y a-t-il de dragons ?
— J’en vois trois, répondit Laurana.
— Trois !
— Sturm, dit Laurana en l’attirant à l’écart, nous ne voulions pas te le dire, parce que ce n’était pas absolument nécessaire. Mais ça l’est devenu. Tass et moi savons nous servir de l’orbe.
— De l’orbe draconien ? lâcha distraitement Sturm.
— L’orbe qui est ici, Sturm ! insista Laurana en le prenant par les épaules. Celui qui se trouve au fond de cette Tour. Tass me l’a montré.
Elle s’arrêta. Ce qu’elle avait rêvé, des dragons volant entre des murs de pierre, lui revenait à l’esprit.
— Sturm ! cria-t-elle. Je sais comment tuer les dragons ! Pourvu que nous ayons encore le temps…
Le chevalier la regarda intensément. Jamais il ne l’avait vue aussi belle. Elle était transfigurée.
— Raconte ! ordonna-t-il.
Laurana débita l’histoire comme une somnambule. Flint et Tass, debout derrière Sturm, contemplaient la scène avec effroi.
— Et qui manipulera l’orbe ?
— Moi.
— Mais Laurana, Fizban a dit…, s’écria Tass.
— Tais-toi ! Je t’en prie, Sturm ! C’est notre seul espoir. Nous avons les Lancedragons et l’orbe draconien !
Il regarda la jeune femme puis les dragons qui se découpaient sur le fond du ciel clair.
— Flint, Tass et toi descendez, et rassemblez tous les hommes dans la cour !
— Es-tu sûr de devoir le faire ? demanda le nain avant de s’éloigner.
Sturm regarda Laurana.
Absolument certain, mon ami. Prends soin de toi et du kender. Et bon vent !
Laurana s’ébroua.
— Sturm, nous t’attendons ! Si tu veux, je peux expliquer aux hommes, après quoi tu les placeras pour la bataille.
— Laurana, c’est toi qui prends le commandement, dit Sturm.
— Quoi ?
— Tu as dit qu’il te fallait un peu de temps, continua-t-il en évitant son regard. Tu as raison. À toi d’indiquer aux hommes leurs positions et de t’occuper de l’orbe. Moi j’essayerai de gagner du temps.
— Ce n’est pas possible ! Tu ne peux pas faire ça ! J’ai besoin de toi, et voilà que tu cours au suicide ! Sturm, tu ne peux pas me faire une chose pareille…
— Tu es capable de prendre le commandement ! Adieu, jeune elfe. Ta lumière illuminera le monde. Pour la mienne, le temps est venu de s’éteindre. Ne sois pas triste, et ne pleure pas. La Maîtresse de la Forêt nous a dit dans le Bois Sombre que nous ne devions pas pleurer sur ceux qui accomplissent leur destinée. La mienne se noue aujourd’hui. Maintenant, dépêche-toi, chaque seconde compte.
— Prends au moins une Lancedragon, implora-t-elle.
— Je ne saurais pas m’en servir, répondit-il, la main sur l’épée de son père. Adieu, Laurana, dis à Tanis… Non, c’est inutile, il comprendra…
— Sturm…
La voix de Laurana s’étouffa. Elle lui lança un appel muet.
— Va !
Aveuglée par les larmes, elle descendit l’escalier. Une main puissante la saisit au passage.
— Flint ! hoqueta-t-elle, Sturm…
— Je sais, Laurana. Je l’ai lu dans ses yeux. Je crois que je l’ai toujours su, aussi loin que je me souvienne. À toi de jouer maintenant. Ne le déçois pas.
Elle s’essuya les yeux et respira profondément.
— Voilà, dit-elle en relevant la tête, je suis prête. Où est Tass ?
— Ici, répondit une toute petite voix.
— Allons-y. Tu as déjà lu les inscriptions dans le cristal. Il faut le refaire. Je veux que tu y arrives parfaitement.
– Oui, Laurana.
Il partit au pas de course.
— Les chevaliers attendent tes ordres, rappela Flint à la jeune femme.
Hésitante, elle leva les yeux vers les remparts. Le soleil faisait briller l’armure de Sturm, qui gravissait l’escalier. Dans la cour, les chevaliers attendaient.
Les premières lueurs de l’aube gagnaient sur le bleu sombre de la nuit. Au sommet de la Tour encore dans l’ombre, l’or scintillait sur l’étendard des chevaliers sous les premiers rayons du soleil.
Parvenu au sommet de la fortification, Sturm arriva sur un muret de cent pieds de long, complètement à découvert.
Il regarda à l’est : les dragons approchaient.
Un Seigneur des Dragons en armure d’écailles bleues rutilantes chevauchait le monstre de tête. Son masque à cornes et sa cape noire flottant dans le vent se découpaient sur le ciel. Sturm ne prêta guère attention aux deux autres dragons. C’était le Seigneur des Dragons qui l’intéressait.