Il jeta un coup d’œil sur la cour, que les rayons du soleil commençaient à éclairer. Les pointes rouges des Lancedragons des chevaliers brillaient autour de Laurana. Les hommes levèrent les yeux vers leur chef.
Sturm dégaina son épée et la brandit. Souriant à travers ses larmes, Laurana lui répondit en levant sa Lancedragon.
Il se retourna face à l’ennemi et avança à pas lents le long du mur, hiératique silhouette flottant entre le ciel et la terre. Il ne fallait pas que les dragons le contournent sans le voir, mais attirer leur attention pour qu’ils l’attaquent.
Gagner du temps…
Rengainant son épée, Sturm prit son arc et encocha une flèche. Il visa le dragon de tête et retint son souffle, attendant qu’il arrive à sa hauteur.
Après une minute qui lui parut interminable, le cavalier et sa monture furent à portée de tir. Il décocha sa flèche. Elle atteignit le dragon au cou, éraflant quelques écailles bleues. Furieux, le monstre secoua la tête, et ralentit son vol. Sturm décocha une deuxième flèche.
Touché à l’aile, le deuxième dragon poussa un mugissement de rage. Sturm tira de nouveau. Cette fois, le dragon de tête évita la flèche. Mais le chevalier avait atteint son but : devenir une menace suffisante pour que l’ennemi s’en prenne à lui. Il entendit les pas des hommes qui s’affairaient dans la cour et le grincement du pont-levis.
Debout sur sa monture, le Seigneur des Dragons s’était mis en position de combat, lance au poing. Renonçant à l’arc, Sturm dégaina son épée, et défia le dragon qui approchait, les babines retroussées sur ses crocs luisants.
Au loin, il entendit le son cristallin d’une trompette, dont la pureté lui rappela les montagnes enneigées de son pays. Cette musique qui s’élevait au-dessus d’un monde de mort et de désespoir lui déchira le cœur.
Sturm répondit à son appel en poussant le cri de guerre des chevaliers, puis il pointa son arme sur l’ennemi. Le soleil fit miroiter la lame. Le dragon descendit en piqué.
La trompette retentit de nouveau ; Sturm y répondit encore par le cri de guerre, qui cette fois mourut sur ses lèvres. Il réalisa soudain qu’il l’avait déjà entendu quelque part.
Dans le rêve, au Silvanesti !
Sturm s’arrêta, sa main ruisselante de sueur serrant la garde de l’épée. Le dragon fonça sur lui. La lance de son cavalier rougeoyait dans le soleil.
Baigné de sueur froide, le chevalier sentit son estomac se nouer. La trompette retentit encore. Dans le rêve, elle avait sonné trois fois, puis il avait sombré. La terreur des dragons le submergea. Fuis ! commanda son esprit en déroute.
Fuir ! Les dragons en profiteraient pour piquer droit sur la Tour. Pris au piège, ils mourraient tous : les chevaliers, Laurana, Flint, Tass… La Tour du Grand Prêtre tomberait aux mains de l’ennemi.
Non ! Sturm se ressaisit. Tout s’était envolé : son idéal, ses espoirs, ses rêves. La chevalerie en était à ses ultimes soubresauts. La Loi avait rencontré ses limites. Son existence n’avait plus aucun sens. Mais sa mort pouvait en avoir un. Pour aider Laurana, il devait gagner du temps, qu’il paierait de sa vie, puisque c’était tout ce qu’il lui restait. Il mourrait ainsi en accord avec le Code, la seule instance à laquelle il tenait encore.
Il leva son épée et exécuta le salut des chevaliers face à l’ennemi. À sa surprise, le Seigneur des Dragons le lui rendit avec dignité. Les mâchoires grandes ouvertes, le dragon fondit sur lui.
Sturm lança un coup habile qui contraignit le monstre à faire un écart pour éviter d’être décapité. Mais il était mené de main de maître et se rétablit aussitôt.
Face à l’orient, Sturm, aveuglé par le soleil, ne vit plus du dragon qu’une tache noire dans le ciel bleu. L’animal décrivit une courbe pour prendre de l’élan et permettre à son cavalier de passer à l’attaque. Les deux autres dragons volaient autour de leur chef, attendant l’instant propice pour lui prêter main-forte et en finir.
Un instant, le dragon resta invisible, puis il surgit dans le soleil en poussant un rugissement à percer les tympans. Sturm crut que sa tête allait exploser. L’air lui manqua. Titubant sur ses jambes, il frappa comme un fou. Sa lame atteignit le mufle du monstre ; un flot de sang noir jaillit de ses naseaux.
Le coup avait consumé les dernière forces de Sturm.
Le Seigneur des Dragons leva lentement sa lance et la planta dans le cœur du chevalier.
Sturm sombra dans les ténèbres qui l’attendaient depuis le jour de sa naissance.
14
L’orbe draconien. La lancedragon.
Les chevaliers s’empressèrent de prendre leur poste comme Laurana leur avait demandé. Sceptiques au début, ils avaient repris espoir quand elle leur avait expliqué son plan.
L’elfe resta seule dans la cour. Elle savait qu’elle devait faire vite et rejoindre Tass dans la salle de l’orbe. Mais elle ne se résolvait pas à quitter l’homme perché en haut du mur.
Alors arrivèrent les dragons. Une épée et une lance s’entrechoquèrent. L’épée se couvrit de sang. Le dragon poussa un mugissement. La lance resta suspendue dans les airs et dans le temps.
Puis elle frappa.
Un objet brillant tomba dans la cour de la forteresse. C’était l’épée de Sturm, qui avait glissé de sa main privée de vie. Le corps du chevalier resta empalé sur la lance du Seigneur des Dragons. Les ailes déployées, le monstre planait au-dessus de la victime.
Tout semblait s’être figé pour l’éternité.
Le seigneur retira sa lance du cadavre de Sturm et sa bête poussa un rugissement vengeur. Une gerbe de flammes jaillit de sa gueule. Avec un fracas assourdissant, les murs de la Tour éclatèrent. Les deux autres dragons piquèrent sur la cour à l’instant où l’épée de Sturm rebondissait sur les dalles.
Le temps recommença à s’écouler.
Laurana vit les dragons fondre sur elle. Le sol trembla. Une pluie de pierres s’abattit autour d’elle dans des nuages de fumée. L’elfe resta clouée sur place, certaine que si elle ne bougeait pas, cette tragédie ne serait qu’un rêve.
L’épée était bien là, gisant sur les dalles, et le Seigneur des Dragons levait sa lance pour donner aux armées le signal de la curée. Au son du cor, Laurana revit l’image des troupes avançant dans la plaine couverte de neige.
La terre trembla de nouveau. Sans hésiter, elle ramassa l’épée de Sturm et la darda vers le ciel en signe de défi.
— Soliasi arath ! cria-t-elle en elfe.
Les cavaliers des deux dragons ricanèrent et lancèrent leurs montures déchaînées sur Laurana.
Elle courut vers la grande herse de l’entrée de la tour. Derrière elle retentissait le souffle rauque d’un dragon. Freinant de justesse, son cavalier l’empêcha d’entrer dans la Tour.
Laurana franchit la deuxième herse, que les chevaliers s’apprêtaient à baisser.
— Laissez-la ouverte ! N’oubliez surtout pas cet ordre !
Dans la salle à colonnades, elle distingua les visages livides des hommes qui la regardaient passer, stupéfaits.
— Retirez-vous derrière les colonnes, et qu’on ne vous voie pas ! cria-t-elle.
— Et Sturm ? demanda quelqu’un.
Elle secoua la tête, incapable de dire un mot. Après avoir franchi la troisième herse, elle retrouva Flint et quatre chevaliers. Ils tenaient la position clé ; Laurana l’avait voulu ainsi. Un regard avec Flint lui suffit pour qu’il comprenne ce qui était arrivé à son ami. Il baissa la tête, accablé de chagrin.
Elle pénétra dans la salle de l’orbe. Les lunettes magiques sur le nez, le kender contemplait les volutes multicolores qui dansaient à l’intérieur du cristal.
— Que dois-je faire ? demanda-t-elle, hors d’haleine.
— Ne fais rien ! supplia Tass. J’ai lu que si tu ne parvenais pas à contrôler l’essence des dragons contenue dans l’orbe, c’est elle qui te contrôlerait !