— Dis-moi ce qu’il faut faire !
— Mettre la main sur l’orbe et… Non, attends, Laurana !
Il était trop tard. Sa main frôlait déjà le globe de cristal, qui s’illumina aussitôt d’une clarté éblouissante.
— Laurana ! cria Tass en se protégeant les yeux. Écoute-moi ! Tu dois te vider l’esprit et te concentrer sur l’orbe ! Laurana !
L’avait-elle entendu ? En tout cas, elle ne répondit pas. Car elle s’était jetée corps et âme dans la conquête de l’objet magique. Tass se souvint de l’avertissement de Fizban. « La mort d’êtres aimés, ou la perte de leur âme. » Il comprenait vaguement les inscriptions de l’orbe, mais il en savait assez pour deviner que l’âme de Laurana était en jeu.
Elle resta un long moment immobile, la vie semblant se retirer peu à peu de son visage. Ses yeux bougeaient au rythme du tourbillon de couleurs dansant dans le cristal. À force de la regarder, Tass eut le tournis.
Dehors, retentit une autre explosion. De la poussière tomba du plafond, mais Laurana ne bougea pas.
Les yeux fermés, elle bascula la tête en avant, penchée sur l’orbe qu’elle serrait de toutes ses forces en gémissant.
— Non ! murmura-t-elle comme si elle ne parvenait pas à détacher les mains de la sphère.
L’orbe la tenait.
Tass ne savait que faire. Il aurait voulu l’arracher à ce maudit objet et le briser en mille morceaux, mais il restait les bras ballants, incapable d’agir.
Laurana tremblait convulsivement. En sueur, marmonnant des mots en langue elfe, elle luttait pour rester maîtresse de soi. Millimètre par millimètre, elle réussit à se redresser.
Dans l’orbe, les couleurs se mélangèrent jusqu’à devenir un magma brumeux. Puis l’artefact irradia une intense lueur blanche. Laurana sourit et se détendit.
Un instant plus tard, elle perdit connaissance et s’effondra sur le sol.
Dans la cour de la forteresse, les dragons démolissaient tout ce qui tenait debout. L’armée approchait rapidement de la Tour, où elle n’aurait qu’à s’engouffrer pour massacrer ses défenseurs.
Le Seigneur des Dragons supervisait les opérations du haut de son dragon. Tout se déroulait à merveille, quand une lumière blanche jaillit des trois entrées de la Tour.
Les cavaliers des dragons considérèrent avec étonnement l’étrange phénomène. Leurs montures eurent une tout autre réaction. L’œil vide, elles tendirent le cou et écoutèrent l’appel de l’orbe draconien.
Capturée par d’anciens magiciens, contrôlée par une jeune elfe, l’essence des dragons prisonnière du cristal fit ce qu’elle devait faire quand on la dominait.
Elle lança son appel, auquel les dragons ne résistaient pas. Subjugués, ils n’avaient d’autre choix que de répondre.
Leurs cavaliers essayèrent en vain de leur faire tourner bride. Les dragons piquèrent droit sur les portes de la Tour. Quand la lumière blanche atteignit les premiers rangs de l’armée draconienne, on eût dit que les soldats devenaient subitement fous.
L’orbe attirait les dragons à lui. Les draconiens, qui n’étaient que des avatars de dragons, entendirent l’appel de différentes façons.
Certains tombèrent à genoux et se frappèrent la tête en hurlant de douleur. D’autres fuirent à toutes jambes. D’autres encore abandonnèrent leurs armes et coururent vers la Tour.
L’assaut méthodiquement organisé se muait en une pagaille indescriptible. Les draconiens courant en tous sens, les gobelins en profitèrent pour prendre la tangente, alors que les humains, hébétés, attendaient des ordres qui ne venaient pas.
Le Seigneur des Dragons dut recourir à toute sa volonté pour retenir sa monture. Mais rien ne put stopper les deux autres.
Le premier dragon bleu plongea comme une flèche dans une des portes de la Tour. Son cavalier eut à peine le temps de baisser la tête pour éviter de la perdre au passage. Les ailes immenses du dragon effleuraient les murs de salles qu’il traversait, freinant son élan. Il sentit au passage l’odeur de l’acier et de la chair humaine. Obnubilé par l’orbe, il n’y prêta pas attention.
En quelques cent quarante années de vie, Flint n’avait jamais vu une chose pareille. Accrochés à leurs lances, les jeunes chevaliers se plaquèrent contre les murs pour ne pas se faire voir de l’énorme masse bleue qui passait en trombe devant eux.
Posté près de la herse, la main sur le levier, Flint dut se coller au mur pour ne pas être emporté. Sa terreur était telle que la mort lui serait apparue comme une délivrance.
Conscient que le dragon ne devait pas arriver jusqu’à l’orbe, Flint baissa instinctivement le levier. La herse s’abattit sur le cou du monstre.
Il y eut un moment de silence. Puis un hurlement aigu résonna sous les voûtes. Les chevaliers frappaient le dragon de leurs lances. Pris au piège, il allait mourir dans d’atroces douleurs.
Tass se boucha les oreilles pour ne plus entendre sa plainte déchirante. Oubliant les villes anéanties dans les flammes, les innocents massacrés, il se mit à pleurer. Conscient que le dragon l’aurait tué sans vergogne, et qu’il avait sans doute massacré Sturm, le kender tenta de se reprendre.
Une main se posa sur son épaule.
— Tass, chuchota une voix.
— Laurana ! Oh, pardonne-moi, je ne devrais pas me soucier du dragon, mais je ne peux pas supporter son agonie ! Pourquoi doit-on toujours s’entretuer ?
Ses larmes redoublèrent.
— Je comprends, murmura Laurana, qui revoyait en esprit les derniers instants de Sturm. Tu n’as pas à avoir honte, Tass. Il est heureux que tu sois capable de ressentir de la pitié pour ceux qui souffrent. Le jour où nous cesserons d’avoir ces sentiments, même pour l’ennemi, nous aurons perdu la bataille.
Le hurlement s’éleva de nouveau, plus fort. Tass tendit les bras à Laurana. Elle le serra contre elle. Enlacés, ils entendirent les chevaliers les appeler pour les mettre en garde. Un deuxième dragon avait pénétré dans une autre salle, en démolissant l’entrée.
La Tour trembla sur ses fondations.
— Venez ! cria Laurana. Il faut que nous sortions d’ici !
Traînant Tass, elle ouvrit la porte au moment où la tête du dragon apparaissait dans la salle de l’orbe. Le kender ne put s’empêcher de regarder, fasciné par le spectacle. Le monstre était tombé dans le même piège que le premier. Ses yeux injectés de sang lançaient des éclairs. Au bord de la suffocation, il feulait de rage et de douleur.
Un éclair aveuglant précéda une gigantesque explosion. Derrière eux, la salle avait pris feu. La lumière blanche de l’orbe draconien fut occultée par un déluge de pierres. La Tour du Grand Prêtre venait de s’effondrer.
Il n’y avait pas une minute à perdre. Haletants, Tass et Laurana reprirent leur course vers la lumière du jour.
L’avalanche de pierres avait pris fin. Ils ne percevaient plus que des grondements et des craquements assourdis.
— Et l’orbe ? demanda Tass.
— Mieux vaut qu’il soit détruit.
À la lumière du jour, le kender découvrit avec stupeur le visage de Laurana. Elle était d’une pâleur mortelle, les lèvres exsangues, des cernes violacés autour de ses yeux verts.
— Jamais je recommencerai ce que je viens de faire, dit-elle. J’ai failli renoncer. Les mains… Non, c’est trop horrible, je ne peux pas t’expliquer ! Puis j’ai pensé à Sturm, seul sur le rempart, affrontant la mort. Si j’abdiquais, son sacrifice aurait été vain. Je ne pouvais pas le laisser tomber… J’ai forcé l’orbe à m’obéir, mais j’ai compris que je ne pourrais le faire qu’une fois. Plus jamais je ne veux revivre ça !
— Est-ce que Sturm est… mort ? demanda Tass d’une petite voix.
Laurana remarqua son expression anxieuse ; son regard s’adoucit.
— Pardon, Tass, je n’ai pas réalisé que tu n’avais rien vu. Il… il est mort en combattant le Seigneur des Dragons.