— Est-ce que… est-ce que… ? hoqueta le kender.
— Oui, tout est allé très vite. Il n’a pas souffert.
Tass baissa la tête et la releva aussitôt. Une explosion venait de déchiqueter ce qui restait de la forteresse.
— Les draconiens…, murmura Laurana. Notre combat n’est pas terminé. Allons chercher Flint.
Quand Laurana émergea du souterrain, elle fut éblouie par la lumière. Il s’était passé tant de choses, qu’elle s’étonna qu’il fit encore jour.
La Tour du Grand Prêtre était un amas de décombres. Seuls les entrées et les tunnels menant à la salle de l’orbe avaient résisté. Excepté quelques brèches, le mur d’enceinte était resté debout.
Le silence régnait, troublé par les gémissements étouffés du dragon que les chevaliers achevaient dans le souterrain. Où était passée l’armée draconienne ? Laurana inspecta les baraquements. Nulle trace de combat.
Au sommet des remparts, le soleil déclinant se réfléchissait sur du métal. Sturm ! À la vue du chevalier mort, des images revinrent à l’esprit de Laurana. Dans le rêve, Sturm avait été taillé en pièces par les draconiens. Il fallait à tout prix empêcher cela.
Laurana dégaina l’épée de Sturm, et comprit vite qu’elle serait trop lourde à manier. Les Lancedragons ! Elle en ramassa une dans la cour et s’élança vers l’escalier.
Du haut du rempart, elle contempla la plaine déserte. Qu’est-ce que ça signifie ? D’un seul coup, son élan et sa fougue l’avaient abandonnée. Avec l’épuisement, elle sentit monter le chagrin.
À genoux dans la neige qui tapissait le mur et elle se pencha sur le corps de Sturm et plongea le regard dans ses yeux grands ouverts. Pour la première fois, elle le voyait serein. Prenant sa main glacée dans la sienne, elle lui parla :
— Dors, mon ami. Que les dragons ne viennent plus jamais troubler ton sommeil !
Près du corps elle aperçut quelque chose qui scintillait plus que les cristaux de neige au soleil. L’objet qu’elle ramassa était couvert de sang séché. Intriguée, elle le frotta et découvrit qu’il s’agissait d’un bijou. Comment était-il arrivé là ?
Elle fut détournée de ses réflexions par une ombre gigantesque qui occulta le soleil. Effrayée par le souffle rauque et le bruissement d’ailes qui l’accompagnaient, elle se retourna.
Un dragon bleu avait atterri sur le rempart. Son cavalier, un Seigneur des Dragons, fixait Laurana d’un œil froid à travers son horrible masque aux cornes effilées.
Tétanisée par la peur, Laurana fit un pas en arrière. Le bijou lui échappa des doigts et tomba dans la neige. En reculant, elle trébucha sur le corps de Sturm.
Laurana se revit mourir comme dans le rêve. Sturm aussi avait eu une vision de la mort. L’image des écailles bleues du dragon s’agitant au-dessus d’elle se superposa à celles du cauchemar.
La Lancedragon ! Ses mains tâtonnèrent dans la neige, puis se refermèrent sur la tige de bois. Elle allait enfoncer l’arme dans la gorge du monstre !
Le talon d’une botte noire s’abattit sur la hampe de l’arme, écrasant la neige marbrée du sang de Sturm.
— Si tu touches à cet homme, je te tuerai, déclara Laurana. Même ton dragon n’y pourra rien. Ce chevalier était mon ami, et je ne laisserai pas son assassin profaner sa dépouille !
— Je n’ai jamais eu l’intention de le faire, répondit le Seigneur des Dragons.
Avec une lenteur cérémonieuse, il se pencha sur le cadavre et lui ferma les yeux. Quand il se releva, il retira son pied de la Lancedragon.
— C’était aussi mon ami. Je le savais, pourtant je l’ai tué.
— Je ne te crois pas, dit Laurana. C’est impossible !
Pour toute réponse, le Seigneur des Dragons enleva son affreux masque.
— Je crois que tu as entendu parler de moi, Lauralanthalasa. C’est ton nom, n’est-ce pas ?
Laurana hocha la tête et se releva. Le Seigneur des Dragons démasqué lui fit un sourire charmeur.
— Et je m’appelle…
— Kitiara.
— Comment le sais-tu ?
— Un rêve…, murmura l’elfe.
— Ah oui, le rêve. Tanis m’en a parlé. Je crois que vous l’avez tous fait en même temps. Du moins, ses amis. (Elle se tourna vers le cadavre du chevalier.) Étrange, n’est-ce pas, que la mort de Sturm soit devenue réalité ? Tanis m’a dit que pour lui aussi, tout s’était réalisé : je lui ai sauvé la vie, comme dans le rêve.
Laurana devint blanche comme un linceul.
— Tanis ? Tu as vu Tanis ?
— Il y a deux jours de cela, répondit Kitiara. Je l’ai laissé à Flotsam, où il s’occupe de mes affaires pendant mon absence.
Les paroles que la guerrière prononçait d’un ton calme et froid percèrent le cœur de Laurana comme sa lance la poitrine de Sturm. La jeune elfe crut que le sol se dérobait sous ses pieds.
Cette femme ment, se dit-elle.
Mais elle sentait que Kitiara disait vrai.
Laurana perdit contenance. Elle chancela et faillit tomber. Seule la crainte de donner sa faiblesse en spectacle la tenait debout. Kitiara semblait n’avoir rien remarqué. Elle ramassa la Lancedragon et l’examina avec intérêt.
— C’est ça, une Lancedragon ?
— Oui, fit Laurana. Si tu veux savoir de quoi elle est capable, descend voir ce qui reste de tes monstres.
Kitiara jeta un bref coup d’œil vers la cour de la forteresse.
— Ce n’est pas cette lance qui a attiré mes dragons dans un piège, ni elle qui a dispersé mon armée aux quatre vents. Tu as gagné. Pour l’instant ! Savoure ta victoire, car elle sera de courte durée.
Kitiara pointa la lance sur la poitrine de Laurana.
Puis d’un mouvement souple, elle écarta l’arme en souriant.
— Merci pour la lance, dit-elle, la plantant dans la neige. Nous pourrons bientôt vérifier si elle est aussi redoutable que tu le proclames.
Kitiara s’inclina devant la jeune fille, remit son heaume et reprit la Lancedragon. Avant de tourner les talons, elle jeta un dernier regard au cadavre de Sturm.
— Veille à ce qu’il soit enterré dignement, dit-elle. Il me faudra trois jours pour reformer mon armée. C’est le temps que je te laisse pour préparer la cérémonie.
— Ne t’inquiète pas pour nos morts ! C’est notre affaire !
Comme pour protéger son ami, Laurana s’interposa entre le cadavre de Sturm et la guerrière.
— Que diras-tu à Tanis ? demanda-t-elle à Kitiara.
— Rien. Absolument rien.
Laurana la regarda s’éloigner d’une démarche aérienne, sa cape noire flottant sur ses épaules.
Elle savait qu’elle aurait pu récupérer la Lancedragon ; il y avait une armée de chevaliers dans la forteresse. Il aurait suffit de les appeler.
Mais son corps ne voulait plus obéir. Seul l’orgueil la tenait encore droite.
Prends la Lancedragon, ça ne peut pas te faire de mal, dit-elle intérieurement à Kitiara, qui s’en allait rejoindre sa monture.
Les chevaliers avaient traîné la tête du deuxième dragon dans la cour. À cette vue, Nuage poussa un mugissement sauvage. Les chevaliers, stupéfaits, levèrent les yeux en brandissant leurs armes.
Laurana les arrêta d’un geste. Kitiara leur jeta un regard dédaigneux et caressa l’encolure de son dragon pour le calmer. Soucieuse de montrer qu’elle n’avait pas peur, elle prenait son temps.
À contrecœur, les chevaliers baissèrent leurs armes. Avec un rire méprisant, Kitiara enfourcha sa monture.
— Adieu, Lauralanthalasa !
Elle leva la lance et éperonna Nuage. Le dragon bleu déploya ses ailes immenses et s’éleva dans le ciel.
Kitiara le fit tournoyer en cercles lents au-dessus de Laurana. L’elfe ne détourna pas le regard malgré les yeux injectés de sang du dragon. Kitiara ouvrit la main et lâcha la Lancedragon. Heurtant la pierre avec un bruit sec, elle atterrit aux pieds de Laurana.