— Garde-la ! cria Kitiara. Tu en auras besoin ! Les ailes de Nuage battirent dans le vent du nord. Il prit son essor et s’envola vers le soleil.
15
Les funérailles.
Il faisait une nuit d’encre. Le vent soufflait en rafales, charriant des grêlons qui rebondissaient comme des flèches sur les armures des chevaliers. Personne ne montait la garde sur les remparts. Les hommes auraient gelé sur place.
D’ailleurs, c’eût été inutile. L’armée draconienne n’avait pas réapparu.
En cette nuit d’hiver où le vent hurlait dans les ruines comme les dragons agonisants, les Chevaliers de Solamnie enterraient leurs morts.
On avait déposé les corps dans la crypte, là où on enterrait les chevaliers à l’époque glorieuse de Huma. Depuis, ce sanctuaire était tombée dans l’oubli, dont l’insatiable curiosité du kender l’avait tiré.
Appelée Chambre de Paladine, cette crypte se trouvait à une profondeur telle qu’elle avait échappé à la destruction. Un escalier en colimaçon conduisait à ses grandes portes de fer ornées du dragon de platine, un antique symbole de la mort et de la résurrection.
Le long des murs s’alignaient les pierres tombales portant le nom des chevaliers défunts, leur appartenance et la date de leur mort. Une allée centrale menait à un autel de marbre. Les chevaliers y déposèrent leurs morts.
Le temps de construire des sarcophages faisait défaut ; les armées draconiennes ne tarderaient pas à revenir. Simplement on enveloppa les corps dans des linceuls de fortune, leur épée posée sur la poitrine. À leurs pieds, gisait ce qui avait été pris à l’ennemi : des flèches, des boucliers, et même une griffe de dragon.
Rassemblés dans la crypte, les chevaliers accueillirent dans un silence religieux les trois derniers corps, que la garde d’honneur amenait sur des civières.
En un autre temps, les preux auraient eu droit à des funérailles grandioses. Le Grand Maître en armure de cérémonie aurait été devant l’autel en compagnie du Prêtre de Paladine et du Juge Suprême. L’autel aurait été paré de roses et des emblèmes de l’Ordre.
À la place des trois officiants habituels se tenaient une jeune elfe en armure cabossée et tachée de sang, un vieux nain à la toison blanche et un kender rongé de chagrin. Les seuls ornements de l’autel étaient une rose noire trouvée dans le ceinturon de Sturm et une Lancedragon maculée de sang.
La garde d’honneur déposa les corps devant les trois amis : à droite, la dépouille du seigneur Alfred MarKenin, entièrement couverte pour dissimuler sa décapitation ; à gauche, celle du seigneur Dirk Gardecouronne. Entre les deux gisait Sturm de Lumlane, vêtu de l’armure de son père. Dans ses mains croisées sur sa poitrine reposait l’antique épée de ses ancêtres, et un bijou dont la présence troublait les chevaliers.
C’était l’étoile de diamants que Laurana avait ramassée dans la neige près du cadavre de Sturm. Le bijou s’était terni dès qu’elle l’avait touché.
Alors certaines choses s’étaient éclaircies dans son esprit. C’était à cause de l’étoile de diamants qu’ils avaient tous fait le même rêve. Sturm connaissait-il le pouvoir du bijou ? Savait-il qu’il le liait à Alhana ? Laurana en doutait. Le chevalier ignorait qu’il symbolisait les liens de l’amour. Aucun humain ne le savait.
Laurana songea avec tristesse à la jeune elfe aux cheveux noirs qui devait déjà avoir appris que le cœur de Sturm ne battait plus sous le bijou.
La garde d’honneur les salua et attendit.
Il était de mise de faire un discours pour rappeler les exploits du défunt. Laurana regarda sans mot dire le visage serein du chevalier. Le vieux nain étouffa un sanglot. Le kender continua de renifler.
Un instant, Laurana envia Sturm, désormais au-delà de la souffrance et de la solitude.
Tu m’as abandonnée ! Et tu me laisses le monde sur les bras ! D’abord Tanis, puis Elistan, et maintenant, toi ! Je n’y arriverai pas ! Sturm, tu ne peux pas partir. Ta mort n’a pas de sens ! Je ne te laisserai pas partir comme ça…
Elle releva la tête. La lumière des torches fit étinceler ses yeux verts.
— Vous vous attendiez à un discours de circonstance, un éloge des héros vantant leurs exploits. Eh bien, n’y comptez pas !
Les chevaliers se regardèrent, perplexes.
— Ces hommes, qui auraient dû être liés par une fraternité ancestrale, sont morts dans la discorde, victimes de l’orgueil, de l’ambition et de la cupidité ! Vos yeux se tournent vers Dirk Gardecouronne, mais il n’est pas le seul à blâmer. Vous êtes tous responsables, pour avoir pris part à la course au pouvoir !
Certains chevaliers baissèrent la tête, d’autres pâlirent de colère.
Des larmes montèrent aux yeux de Laurana. Elle sentit la main de Flint serrer la sienne.
— Seul un homme a su rester au-dessus de la mêlée. Un seul a respecté le Code à chaque instant de sa vie. Pourtant, il n’était pas encore chevalier.
Laurana saisit la Lancedragon posée sur l’autel et la leva au-dessus de sa tête. Ce geste chassa immédiatement ses idées noires. Les chevaliers regardèrent avec stupeur sa beauté rayonner comme une aube de printemps.
— Demain, je quitterai la forteresse, dit-elle, j’irai à Palanthas. J’emporterai avec moi le souvenir de cette journée. J’apporterai aux habitants cette lance et la tête d’un dragon et je les exhiberai sur les marches de leurs superbes palais pour qu’ils m’écoutent. Palanthas sera contrainte de m’entendre ! Ensuite, j’irai à Sancrist, en Ergoth, et partout où les gens refusent de s’unir. Tant que nous n’aurons pas vaincu nos démons, nous ne terrasserons pas le fléau qui menace de nous anéantir !
Elle joignit les mains et leva les yeux vers le ciel.
— Paladine ! Nous venons à toi pour te confier les âmes de ces nobles chevaliers. Donne à ceux qui sont encore dans ce monde déchiré par la guerre, la grâce et la noblesse de Sturm de Lumlane.
Laurana ne cherchait plus à retenir les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Ce n’était plus sur Sturm qu’elle pleurait, mais sur ce que serait sa vie sans ce noble ami pour la soutenir.
À sa prière, les chevaliers répondirent en chœur, entonnant un chant à Paladine, leur dieu antique.
Un par un, les preux vinrent s’incliner devant l’autel. Serrés les uns contre les autres, Laurana, Flint et Tass se recueillirent devant leur compagnon.
— Kharan bea Reorx, dit Flint. Les vrais amis se retrouveront un jour chez Reorx.
Il sortit de sa poche un bout de bois sur lequel il avait sculpté une rose et le posa à côté de l’étoile de diamants d’Alhana.
— Au revoir, Sturm, dit Tass, l’air gêné. Je n’ai qu’une petite chose à te laisser, qui pourrait te plaire, je crois. Mais je ne suis pas sûr que tu puisses comprendre. Après tout, là où tu es, peut-être devient-on omniscient…
Il glissa une petite plume blanche dans la main glacée du chevalier.
— Quisalan elevas, murmura Laurana. Les liens d’amour sont éternels.
— Viens, Laurana, dit Flint à la jeune femme, incapable de s’arracher à Sturm. Il faut le laisser s’en aller. Reorx l’attend.
Ils s’éloignèrent en silence et ne se retournèrent pas.
Loin des plaines glacées de Solamnie, quelqu’un d’autre faisait ses adieux au chevalier.
Les mois avaient passé, et le Silvanesti ne changeait pas. Le cauchemar de Lorac avait pris fin, son corps reposant dans la terre qu’il avait tant aimée.
Mais l’air était toujours chargé de relents de pourriture et de mort. Les arbres distordus n’en finissaient pas de mourir. Des créatures difformes rôdaient dans les bois, cherchant à abréger une existence intolérable.
Du haut de la Tour des Étoiles, Alhana guettait en vain le signe d’un changement.
Comme elle l’avait prévu, les griffons étaient revenus après le départ du dragon. Elle aurait voulu quitter le Silvanesti et retourner en Ergoth, mais les griffons lui avaient apporté d’affligeantes nouvelles : elfes et humains se faisaient la guerre.