« Mon putain de beau-frère cherche tout l’temps à m’en mettre plein la vue avec son putain de pont monstrueux, ma femme en a plein la bouche. Hah ! J’aimerais voir sa tête… Oh, non ! Qu’est-ce que vous allez penser de moi ?
— Bonne question », fît Cohen.
Le troll lâcha son gourdin et saisit une main de Cohen.
« Mon nom, c’est Mica, se présenta-t-il. Vous savez pas quel honneur vous m’faites ! »
Il se pencha par-dessus le parapet.
« Béryl ! Monte voir ! Amène les p’tits 1 »
Il se retourna vers Cohen, la figure rayonnante de bonheur et de fierté.
« Béryl répète toujours qu’on devrait déménager, trouver autre chose de mieux, mais moi je lui réponds : ce pont est dans notre famille depuis des générations, y a toujours eu un troll sous le pont de la Mort. C’est la tradition. »
Une femelle troll gigantesque, deux bébés dans les bras, gravit péniblement la berge, suivie d’une ribambelle de trolls plus petits. Ils se rangèrent derrière leur père et observèrent Cohen d’un œil rond.
« Voici Béryl », dit le troll.
Sa femme lança un regard mauvais à Cohen.
« Et voici… (il poussa en avant une version plus petite et renfrognée de lui-même qui serrait un modèle réduit de son gourdin) mon gars Éboulis. Taillé dans le roc comme son père. Reprendra le pont quand je serai plus là, pas vrai, Éboulis ? Écoute, petit, ça, c’est Cohen le Barbare ! Qu’esse t’en dis, hein ? Sur notre pont à nous ! On a pas que des vieux et gros marchands avachis comme s’en ramasse ton oncle Pyrite, fit le troll toujours à son fils mais avec un petit sourire suffisant pour le compte de sa femme plus loin, nous on s’offre de vrais héros comme on en faisait dans l’temps. »
La femme du troll toisa Cohen.
« Riche, tu crois ?
— La richesse a rien à voir là-dedans, répliqua le troll.
— Vous allez tuer notre papa ? demanda Eboulis avec méfiance.
— ‘videmment, tiens, répondit Mica d’un ton sévère. C’est son boulot. Et après on chantera mes louanges dans des histoires et des chansons. C’est Cohen le Barbare, tu comprends, pas un pauvre couillon du village avec sa fourche. C’est un héros fameux qu’a fait tout ce chemin pour venir nous voir, alors montre-lui un peu d’respect.
« Excusez-nous, monsieur, dit-il à Cohen. Les jeunes d’aujourd’hui. Vous savez ce que c’est. » Le cheval se mit à ricaner. « Ecoutez… commença Cohen.
— Je me souviens de mon père qui me parlait de vous quand j’étais caillou, reprit Mica. Il enjambe le monde comme un closse, qu’il disait. »
Il y eut un silence. Cohen se demandait ce qu’était un closse et sentait le regard de pierre de Béryl fixé sur lui.
« C’est qu’un p’tit vieux, dit-elle. Il m’a pas l’air d’un grand héros. S’il est tellement fort, pourquoi il est pas riche ?
— Dis donc… commença Mica.
— Alors c’est pour ça qu’on poireautait ? le coupa sa femme. Assis à longueur de temps sous un pont qui fuit de partout ? À guetter des gens qui viennent jamais ? À attendre des p’tits vieux aux pattes arquées ? J’aurais dû écouter ma mère ! Tu veux que je laisse notre fils guetter sous un pont qu’un p’tit vieux vienne le tuer ? C’est ça la vie de troll ? Eh ben, pas question !
— Dis donc…
— Hah ! Pyrite, il attrape pas des p’tits vieux, lui ! Il attrape des marchands bien gras ! C’est quelqu’un, lui ! T’aurais dû t’associer avec lui quand t’en avais l’occasion !
— J’préfère encore manger des vers !
— Des vers ? Hah ! Depuis quand on peut se payer des vers à manger ?
— Je peux te dire un mot ? » proposa Cohen.
Il gagna tranquillement l’autre extrémité du pont en faisant d’une main des moulinets avec son épée. Le troll le suivit à pas feutrés.
Cohen farfouilla, en quête de son tabac. Il leva les yeux sur le troll et lui tendit la blague.
« Tu fumes ?
— Ce truc-là, ça peut vous tuer, dit le troll.
— Oui. Mais pas aujourd’hui.
— Traîne pas à discuter avec tes bons à rien de copains ! beugla Béryl depuis l’autre bout du pont C’est aujourd’hui que tu dois descendre à la scierie ! Chert a dit qu’il pourrait pas te garder le boulot indéfiniment si t’es pas plus sérieux, tu le sais ! »
Mica fit à Cohen un petit sourire navré. « Elle m’est d’un grand soutien, dit-il.
— Pas question que j’descende jusqu’à la rivière pour t’en sortir encore une fois ! rugit Béryl. Cause-lui donc des boucs, monsieur le grand troll.
— Des boucs ? fît Cohen.
— J’vois pas ce que c’est, cette histoire de boucs, dit Mica. Faut tout l’temps qu’elle parle de boucs. Jamais entendu parler de boucs, moi. » Il grimaça.
Ils regardèrent Béryl faire descendre la berge aux jeunes trolls jusque dans l’obscurité sous le pont.
« À vrai dire, fit Cohen une fois qu’ils furent seuls, j’avais pas l’intention de te tuer. »
La figure du troll s’allongea. « Ah non ?
— Seulement te balancer par-dessus le pont et voler ton trésor.
— Ah oui ? »
Cohen lui tapota le dos.
« Et puis, dit-il, j’aime rencontrer des gens qui ont… bonne mémoire. C’est de ça que le pays a besoin. Une bonne mémoire. »
Le troll se mit au garde-à-vous.
« J’essaye de faire de mon mieux, chef, assura-t-il Mon gars veut s’en aller travailler à la ville. J’y ai dit, y a un troll sous ce pont depuis pas loin de cinq cents ans…
— Alors, si tu veux bien me passer ton trésor, fit Cohen, que je m’en aille. »
La panique rida soudain la figure du troll. « Mon trésor ? J’en ai pas, dit-il.
— Oh, allons, un pont bien placé comme ça ?
— Ouais, mais plus personne passe par cette route. Vous êtes le premier depuis des mois, sans blague. D’après Béryl, j’aurais dû me mettre avec son frère quand ils ont ouvert la nouvelle route sur son pont, mais… (il éleva la voix) moi j’y ai dit, y a des trolls sous ce pont depuis…
— Ouais.
— L’ennui, c’est que les pierres s’en détachent tout l’temps. Et vous imaginez pas les tarifs que pratiquent les maçons. Saletés d’nains. On peut pas leur faire confiance. »
Le troll se pencha vers Cohen.
« Pour tout dire, j’suis obligé de travailler trois jours par semaine à la scierie de mon beau-frère pour joindre les deux bouts.
— J’croyais que ton beau-frère avait un pont ? s’étonna Cohen.
— Oui, un de mes beaux-frères. Mais ma femme a des frères comme les chiens des puces. »
Le troll contempla le torrent d’un œil morne.
« Y en a un qui vend du bois de construction à Eau-surie, un autre qui s’occupe du pont, et le gros est marchand du côté de Pic-amer. Vous trouvez ça des boulots normaux pour des trolls ?
— Y en a quand même un qu’est dans les ponts, fit remarquer Cohen.
— Dans les ponts ? Assis toute la journée dans une cabine pour prélever une pièce d’argent à ceux qui veulent traverser ? La moitié du temps, il est même pas là ! Il paye un nain qu’encaisse la taxe. Et il se dit troll ! On fait pas la différence entre un homme et lui à moins d’avoir le nez d’sus ! »
Cohen hocha la tête d’un air entendu.
« Savez-vous, reprit le troll, que j’dois aller manger avec eux toutes les semaines ? Avec les trois ? Et les écouter rabâcher qu’il faut vivre avec son temps… »
Il tourna sa grosse figure triste vers Cohen.
« Y a pas d’mal à être troll sous un pont, quand même ? fit-il. On m’a élevé pour ça. J’veux que mon petit Éboulis reprenne ma place quand j’serai plus là. Y a pas d’mal à ça ! Faut des trolls sous les ponts. Sinon, à quoi ça rime ? Où on va ? »