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Les deux autres sont satisfaits car leur cher ami parle avec eux longuement, sérieusement, personnellement. Les connivences se traduisent en éclats de rire. Enfin, le ministre dit:

– Merci d’être venus.

Alors, ensemble, ils marquent une très légère inclination du buste, accompagnée d’un bref sourire. Puis ils s’envolent vers la sortie, vers la porte, vers l’escalier du ministère, leur auto, leur chauffeur, leur déjeuner de travail.

Tandis que les pauvres se nourrissent au buffet, le ministre m’abandonne au milieu du salon et va rapidement se changer pour le vernissage de l’après-midi.

(DANS LE TRAIN)

La scène se déroule en Lorraine, dans la plaine industrielle. Dix-huit heures, autorail Nancy-Saint-Dié. Le train traverse des usines, passe sous des faisceaux de tuyauterie, longe des silos de phosphates, des monticules artificiels, des bassins d’eau violette. Assis près de sa maman, un petit garçon parle tout seul sur la banquette d’un wagon de province.

Installée en face de moi, la jeune femme est blonde, vêtue d’un blue-jean fabriqué en Corée et d’un blouson acheté à l’hypermarché, un samedi, dans un élan de consommation un peu fou. Trente-cinq ans, mariée tôt, la peau blanche astiquée au savon, elle aurait peu être belle.

Le train dépasse la discothèque New Rêve, un bunker jaune de la banlieue de Lunéville. Les stores métalliques sont baissés, de même que ceux du bar Stan Flash, l'établissement voisin. Aux balcons des appartements а loyers modérés sont accrochés des séchoirs а linge, des antennes paraboliques dont les vasques blanches orientées vers le ciel captent les messages des satellites. Sur les trottoirs s'alignent des automobiles toutes semblables, de marques différentes. Suspendues au-dessus de la rue déserte, des banderoles multicolores annoncent une Fête sur la ville. Un groupe de Maghrébins traverse un parking, casquette de base-bail coiffée а l'envers. Ils vivent а Lunéville. Des gens s'aiment et meurent а Lunéville; d'autres а Naples, а New York, а Séville. C'est ainsi. C'est injuste.

Dans le train, le petit garçon parle tout seul près de sa mère. La jeune femme lui dit de rester tranquille. De l'autre côté somnole son fîls aîné, un peu adolescent, les joues rosés, la voix grosse. Il ouvre un oeil, n'a pas l'air content, pose une question. La femme répond sèchement:

– Tu vas pas acheter un bracelet а six heures du soir!

Le fils pousse un juron. Révolte adolescente. Le train s'arrête. Le train repart, ronfle dans la campagne. On longe des fabriques textiles désaffectées, des ruines de cheminées en brique rouge. La jeune femme blonde m'adresse un regard bienveillant.

Elle est sympa. Je lui souris. Je souris au grand garçon qui finira comme son père. Je souris au petit qui continue а se raconter des histoires. Le fils aîné se lève et demande «les cigarettes» а sa mère. Elle lui tend un paquet de Gauloises sans filtre. Il remonte l'allée centrale, s'enferme dans les toilettes puis ressort fumer son clope sur la plateforme. Accroché а son dos, sur son blouson de cuir, un grand portrait multicolore du chanteur Renaud.

Dehors, la plaine ondule. Le train entre dans la montagne. Sur le quai, un employé de la SNCF hurle le nom d'une petite gare. Le train repart. Sur une autre banquette, quatre vieilles femmes parlent. Elles étaient allées а la pêche, un dimanche:

– On a grimpé presque trois quarts d'heure. La voiture était pleine d'eau. Vous parlez si je devais être verte ou rouge…

– Vous étiez bleue, répond la voisine.

– Y nous ont emmenées а l'hôpital, renchérit l'autre. On riait comme des tordues.

Ma voisine me regarde, complice.

Quand nous arriverons а Saint-Dié, nous irons faire les courses а l'hypermarché Cora. Il y aura beaucoup de monde au rayon charcuterie. Nous prendrons un ticket d'attente pour être servis а notre tour.

(VACHES ET DINDON)

La soixantaine, grande, maigre, souriante et ridée, Elisabeth se tient au volant, vêtue d'un imperméable chiffonné. Nous roulons sur le plateau normand, parmi les champs de blé et de maïs; nous plongeons dans des routes secondaires entre les talus; nous traversons des villages, longeons des églises, des châteaux; nous descendons dans une crique et regardons la pluie tomber sur l'eau; nous repartons. Elisabeth navigue d'un sujet а l'autre. Elle m'entretient de ses recherches. Soudain, а un automobiliste qui lui refuse la priorité:

– Je t'encule…

Nous entrons dans le parc, entouré de pins maritimes. Au fond se dresse une grande villa du XIXe siècle, ornée d'ailes, de terrasses, et d'innombrables petits toits d'ardoise. Le lierre court entre les fenêtres а croisillons. Nous entrons. Les pièces sont pleines de détails et de recoins: moulures, fresques, corniches, cheminées, lustres, tables peintes, fauteuils profonds, bibliothèques lourdes, livres poussiéreux de tous les pays et de routes les époques, étalés sur le sol dans la perspective d'un tri qui dure depuis toujours et ne s'achèvera jamais.

Nous nous asseyons côte а côte devant le Pleyel du petit salon, moi а gauche, Elisabeth а droite, pour attaquer а quatre mains quelques morceaux favoris: Berceuses de Reynaldo Hahn, Polonaises de Schubert. Habitués а jouer ensemble, nous nous indiquons d'un signe bref si nous ferons la «reprise». Elisabeth s'énerve parfois, pour une question de pédale pas assez enfoncée, une partie d'accompagnement trop forte. Je résiste. II arrive qu'on se fâche, pendant une а deux minutes. А la page suivante, nous nous réconcilions, rapprochons nos mains dans les mêmes inflexions et chantons, pour conclure, cette jolie valse lente intitulée: Notre amitié est invariable.

Je monte faire la sieste dans la chambre rose, une mansarde couverte de papier peint fleuri. La fenêtre donne sur la Manche, encadrée par deux hautes falaises comme dans un tableau de Claude Monet. Je regarde le passage d'un voilier, la marche des nuages, les buissons rouges au-dessus des flots. On dirait que cette maison est plantée seule sur l'océan.

Je marche dans les champs, le long de la mer scintillante. Des clôtures bordent la falaise et, parfois, disparaissent dans le précipice. J'avance prudemment sur le sentier. Je me couche au-dessus du large parmi les fleurs sauvages, dans un recoin abrité du vent. Des goélands passent en criant; quelques-uns sont nichés sur des promontoires. Cent mètres plus bas, la marée montante attaque les parois de craie et de silex. Le plateau s'écroule. Les agriculteurs reculent leurs clôtures vers l'intérieur, afin de protéger les troupeaux de vaches qui, sans cela, marcheraient calmement l'une derrière l'autre vers l'abîme, et plongeraient brutalement, а peine étonnées de s'écraser sur la grève où l'on retrouverait leurs cadavres, déchiquetés par l’eau salée.

Je m'approche des clôtures. Une, puis deux, puis dix têtes se dressent dans ma direction. Des nuages légers glissent entre le bleu de la mer et le bleu du ciel. Les vaches me regardent puis viennent se serrer derrière les barbelés. Elles se balancent doucement, appuyées l'une sur l'autre. Elles mâchent leur fourrage, l'une chiant, l'autre pissant, mais également curieuses et désireuses de m'interroger. «Meuh», dit l'une, de sa voix caverneuse, et je réponds «Meuh», Une autre prend la parole; balançant sa queue, elle se demande si je ne serais pas une vache, moi non plus. Je meugle plus fort. Au loin, un paysan me considère, l'air inquiet.

Devant une basse-cour, j'observe le dindon qui dresse un crâne chauve où pend son nez ridicule. La gorge gonflée de bulbes rouges, il avance en déployant sa parure pour me séduire, mais sa roue est déplumée. Il me garde en tremblant, tourne sur

lui-même puis projette son cou et lance un cri d'amour. Autour de lui accourt une bande de poules blanches, grises et rousses, attirées par la situation. Elles se précipitent en gloussant, la tête agitée par des soubresauts. Téméraires, elles s'approchent de la clôture pour me regarder, la crête renversée sur le crâne. А mon premier geste, elles s'enfuient dans l'autre sens. Jambes écartées, disgracieuses. Au loin, trois cous de pintades émergent dans l'herbe comme des serpents а lunettes.