Les artistes entrent sous les applaudissements. La musique commence. Dès les premières mesures, plusieurs vieillards s'endorment dans leur fauteuil. Un égyptologue centenaire semble déjа momifié. D'autres, seulement évanouis, aspirent faiblement l'air par la bouche, comme des poissons malades а la surface de l'eau. Des sonotones sifflent par intermittence. Les fresques, au plafond, représentent la princesse de Richelieu au milieu d'une forêt enchantée: lianes, lions, singes… Réveillé par le second mouvement – Allegro brusco -, un sénateur se dresse dans un demi-coma et pose des questions а voix haute а son épouse qui n'entend pas. Des ombres s'agitent dans l'obscurité. Au milieu du silence recueilli de l’Adagio, une dame agite longuement ses bracelets. Elle s'ennuie. Il fait chaud.
Entre les mouvements, puis а la fin du morceau, le public applaudit longuement. Ma voisine trouve Prokofiev trop «moderne»; elle préfère Chopin. Ce salon n'est plus d'avant-garde. Les artistes saluent. Tout au fond, les invirés occasionnels tendent la tête pour apercevoir quelque chose. Puis, soudain, comme une bourrasque, le public se lève, se précipite en masse vers le buffet afin de boire du champagne en dévorant les petits-fours. Les duchesses sont les plus rapides et bloquent bientôt toutes les tables. Elles se savent а pleines mains de toasts au foie gras, de petits pains tièdes, de tartelettes salées.
Dans l’euphorie générale de la beuverie chic, quelques convives me félicitent pour l’organisation. Errant dans la foule, je tombe face à une amie d’enfance, invitée par sa tante qui connaît un membre de l’Institut. Cadre commercial dans une boîte de cosmétiques, chrétienne et célibataire, elle me parle longuement de l’animatrice de télé présente ce soir. Elles viennent de bavarder ensemble, quelques minutes:
– C’est une femme vraiment simple, très sympa, en fait…
Un monsieur chic en veste blanche, noeud papillon, la soixantaine, se tourne vers nous, sa coupe à la main. Il sourit largement et approuve en affirmant, telle une vérité scientifique:
– C’est l’une des deux ou trois plus belles femmes de Paris.
Content de son analyse, il dirige son regard vers son épouse qui a un grand nez et répète:
– L’une des deux ou trois plus belles femmes de Paris.
(DANS LE SOUTERRAIN)
Les murs sont couverts de tags. Trois jeunes zonards boivent sur un banc de plastique, cheveux colorés, teint livide, complètement ivres dans la fausse lumière du sous-sol. Deux vigiles blacks arpentent le quai; leurs chiens-loups portent des muselières. L’agent de surface arabe, qui balaie calmement la station, fait presque figure de privilégié.
Gare du Nord. RER. Ambiance de crépuscule, ambiance de n’importe où. Je lis le journal en attendant le train. Une rame s’arrête. Des policiers descendent, entraînant un Africain sans ménagement. J’entre dans le wagon. Deux filles blanches, assises sur la banquette, commentent le coin:
– Avant, à La Défense, c’était pire que ça. Maintenant, à la Défense, ça craint plus. Sauf au niveau du cinéma…
Avant que le train ne reparte, les deux filles regardent les vigiles qui leur font des sourires en arpentant le quai. Ils s’arrêtent devant la rame entreouverte. Les filles s’adressent à eux, leur parlent en plaisantant, recontent qu’elles sortent le samedi soir dans une boîte de Saint-Cloud. Les Blacks ont l’air contents; ils répètent le nom du night-club. Les filles leur donnent l’adresse. Deux midinettes, dans le RER, invitent en se moquant deux vigiles accompagnés de chiens-loups:
– Là-bas, le week-end, c’est la fête!
6. Comme au cinéma
Glissé dans le faire-part, un plan photocopié indiquait différents chemins pour se rendre à la messe, puis au dîner. Lionel s’excusa de ne pouvoir venir qu’au dîner. Le jour venu, il prit le train jusqu’à la gara la plus proche. Il grimpa dans un taxi qui suivit une route sinueuse le long d’une rivière, puis s’enfonça dans la forêt. A la sortie des bois, le chauffeur désigna un château dressé sur le coteau dominant la vallée: une folie bourgeoise du XIXe siècle, reconvertie en hôtel-restaurant pour fêtes de famille et séminaires d’entreprise.
A l’entrée du domaine, l’allée bitumée ornée de statues vermoulues conservait l’illusion d’un parc; le reste des jardins était transformé en parking. Lionel paya le taxi. Autour de lui, des hommes costumés, des femmes coiffées de chapeaux sortaient de voitures chères de grande série – modèles à injection, couleurs sombres, signaux d’alarme. Ils s’avançaient dans le vent printanier et l’euphorie du mariage. Les conversations se rapportaient aux affaires, aux enfants, aux études, aux vacances… A l’entrée du château, les jeunes époux, en redingote et robe blanche, accueillaient les invités. Lionel embrassa son oncle et sa tante, les parents du marié, déguisés en châtelain et en châtelaine. Coiffé d’un chapeau haut-de-forme, l’oncle Jean fumait un cigare en prenant des airs de hobereau.
Un cocktail précédait le dîner. Les invités se massaient dans le salon, ouvert par des baies vitrées au-dessus de la rivière. Lionel salua plusieurs cousins qui le trouvèrent en pleine forme, ce qui le rassura. A trente et un ans, sa tenue de bohème attardée – un jean négligé et un tee-shirt portant en grandes lettres le slogan: "Ne travaillez jamais" – éveillait plutôt l’inquiétude; mais ce soir, tout le monde s’en amusait. Des mots jaillissaient autour de lui, des phrases pleines de golf, ski, voiture, télévision, famille, politique… Le député de la circonscription, un ami de la famille, discutait avec un industriel. Lionel songea que ce notable régional versé dans la culture – et qu’il connaissait depuis son enfance – avait certainement lu l’important article sur son court-métrage publié le mois précédent dans un journal local. Il s’arrangea pour passer et repasser plusieurs fois devant lui, espérant une flatterie et peut-être une commande. Tournant la tête vers lui, le député le reconnut et lança, bienveillant:
– Ça va, l’artiste? Toujours dans la musique?
Puis il se retourna vers l’industriel.
Lionel se sentit honteux. Il se resservit une coupe, blessé. Hier, Paris le consacrait; il venait d’obtenir le prix Monoprix du meilleur court-métrage: un concours professionnel, financé par une chaîne de grands magasins. Aujourd’hui, la province l’ignorait: "L’artiste!" Que serait la France sans artistes? Parlait-on ainsi à Renoir, à Rivette, à Resnais? Lionel, abattu, se replia sur un oncle plus modeste, ancien prêtre reconverti dans le militantisme ouvrier. Ils burent du champagne.
Pour dîner, on avait placé à sa gauche une fille à marier et, tout autour de la table, d’autres gens de sa génération exerçant diverses activités. Fabrice, un lointain cousin du même âge, se tenait à sa droite et ils engagèrent la conversation. Cadre dans une boîte d’informaique, Fabrica expliqua son job avant de s’intéresser à celui de Lioneclass="underline"
– Tu fais toujours du cinéma?
Pourquoi toujours? Lionel entendit, dans ce mot, un voeu plus ou moins conscient que cela s’arrête; un appel de sa famille exprimé involontairement. Piqué une seconde fois dans son orgueil, il s’efforça d’expliquer que non seulement il faisait toujours du cinéma, mais que de plus, à Paris, il était un homme en vue, ami de plusieurs vedettes dont il cita les noms. Il venait d’ailleurs d’obtenir le prix Monoprix. Fabrice sourit: