– Super! Ça rapporte combien?
Lionel multiplia plusieurs fois le chiffre réel et prononça la somme de "80 000 francs". Pour brouiller les pistes, il se lança dans un vaste exposé sur les mécanismes financiers de la production, le système de l’avance sur recette, les millions en jeu dans son prochain projet. Ajoutant qu’il payait trop d’impôts, il perçut, dans le regard de Fabrice, un sentiment de solidarité. L’impression négative s’évaporait. L’autre voulait croire à ses ennuis fiscaux, donc à sa réussite.
Lionel, en fait, gagnait convenablement sa vie grâce à un job de photographe pour les écoles de la Ville de Paris. Chaque année, dans les maternelles et les cours primaires, il tirait le portrait de plusieurs milliers d’enfants. Mais il n’en parlait guère et cultivait son image de cinéaste prometteur.
Élargissant la conversation, il questionna à son tour la femme de Fabrice, déjà mère de deux enfants, qui s’intéressait au cinéma. Lionel sentit qu’elle l’inviterait prochainement à dîner. Les plats se succédaient lentement. Du saumon. Du boeuf avec une sauce. La fille à marier, à sa gauche, mâchait silencieusement avec des sourires gênés. En face se tenait le jeune prêtre qui avait célébré le mariage; de l’autre côté, un couple de jeunes médecins. Les mariés avaient voulu composer une table de gens de trente ans; mais Lionel trouvait son âge ridicule, loin de la vraie jeuness comme de la noble vieillesse. On n’en était qu’au plat de résistance. Certains étaient pour l’Europe, d’autres contre. Il essaya d’exposer quelques idées originales qui s’avérèrent aussi creuses que les théories adverses. Le médecin était de gauche. Les autres de droite. Il fur question de récession, de crise, de chômage, de Chirac, de Rocard, de Jospin, de Juppé… Entre la salade et le fromage, le jeune prêtre demanda à Lionel son avis sur le festival de Cannes, le cinéma français. Parlant sur le ton du prefessionnel informé, le jeune cinéaste se sentait intérieurement fatigué; soudain il s’excusa, se leva et quitta la salle à manger pour faire quelques pas dehors. Il avait besoin de se livrer, seul, à une occupation vraie; prendre un peu d’air frais, griller une cigarette.
Il sortit devant le château, tandis qu’à l’intérieur commençait une valse de Strauss. Les invités allaient danser. Assis sur un muret, Lionel croyait avoir trouvé un moment de quiétude, lorsqu’il vit un ombre s’approcher vers lui, depuis le parking. C’était l’oncle Jean, muni de son caméscope. Le père du marié portait son chapeau haut de forme de travers et ses yeux brillaient. ivre, il s’avançait en habit de cérémonie, le visage empreint d’un large sourire. Il scrutait Lionel presque tendrement, avec une complicité de vieil oncle copain. Approchant du muret, il souleva la caméra, appuya son oeil contre l’objectif et commença à filmer son neveu en commentant:
– Voici maintenant notre cher Lionel, un neveu cinéaste…
Lionel se sentait gêné. L’oncle progressait en filmant, citait à voix haute Hitchcok, Fellini, tout en braquant la vidéo sur sa proie qu’il questionnait en direct:
– Ta mêre nous a dit que tu venais d’avoir le prix Monoprix. Peux-tu nous expliquer en quoi cela consiste?
Cette interview était grotesque. Mal à l’aise devant la caméra amateur, Lionel se masqua le visage d’une main. Puis, comme son oncle insistait, il accorda un sourire nerveux au caméscope, chercha une phrase, n’en trouva aucune. Pour ne pas rester idiot, il se crut obligé de répondre et prononça sérieusement, après quelques bégaiements:
– C’est un prix décerné à un cinéaste professionnel. Un prix assez réputé dans le milieu…
Un silence passa. L’oncle Jean poursuivit:
– Parle-nous de ta vie. Ce sont toujours tes petits boulots qui te font vivre?
Lionel n’arrivait plus à articuler un mot. Il cherchait une plaisanterie mais n’en trouvait pas, tandis que son oncle concluait:
– Merci, Lionel!
Le cinéaste demeura seul, piégé, idiot, affligé par son manque de repartie. il se leva piteusement pour regagner la salle à manger. par les fenêtres ouvertes résonnait la valse de Strauss, accompagnée par une boîte à rythme. Au milieu de la piste déserte, le marié en redingote tentait de valser avec sa mère. Raides comme des piquets, ils piétinaient maladroitement, pataugeaient dans Le Danube bleu sous le regard des convives. La disco battait une mesure à quatre temps. Des êtres mangeaient, buvaient, parlaient, riaient, criaient. Tout cela se passait dans un faux château, à cent cinquante kilomètres de Paris.
Lionel n’a qu’une idée: partir. Trouver une voiture qui le réconduira chez lui. Il prévient le marié que si quelqu’un reprend la route, ce soir, cela l’arrangerait. L’espoir est mince. Lionel voudrait rentrer, regarder un film, traîner dans une boîte de nuit minable, sur un quai de métro, n’importe où… Pour passer le temps, il boit du champagne. Tandis que les convives enchaînent rocks et danses à la queue leu leu, la mariée s’approche et lui demande:
– C’est toi qui cherchais une voiture? J’ai deux copines de boulot qui rentrent à Paris. Elles peuvent te ramener, si tu veux.
Son doigt désigne, au milieu de la foule suante, deux jeunes femmes d’une trentaine d’années, en train de se déhancher et de hurler sur une musique antillaise. La plus grande porte une robe échancrée, entourée de rubans multicolores qui rebondissent au rythme de ses seins. La plus petite est en jupe moulante; corsage auréolé de transpiration, visage en nage. Elles s’éclatent, se trémoussent avec des gestes obscènes, face à d’autres garçons de trente ans, cravatés et bédonnants, qui poussent des râles. Lionel hésite, mais l’heure tourne: une voiture pour Paris ne saurait être négligée. profitant d’une pause entre deux morceaux de musique, il se glisse vers les jeunes femmes qui reprennent leur respiration. Il se présente: le-cousin-du-marié-qui-cherche-une-auto-pour-Paris… La plus grande lui accorde un sourire mais la petite lance un regard mauvais. pourquoi n’a-t-il pas de voiture? Lionel se sent minable. les yeux de la jeune femme le toisent, s’arrêtent avec dégoût sur son jean et son tee-shirt, puis elle lance:
– On te préviendra quand on partira. Sois prêt, parce que j’attendrai pas!
Visiblement, c’est elle qui commande. La danse reprend et les deux copines recommencent à s’agiter parmi les célibataires en chaleur et les vieillards à la recherche d’excitation. Fabrice et sa femme se tapent les fesses en rythme; de vieilles mêres contemplent leur progéniture avec un sourire attendri. Lionel admet que ses soirées d’artiste ne valent pas toujours beaucoup mieux. Voyant l’heure du départ approcher, il commence même à trouver ce spectacle distrayant. Tout en attendant ses pilotes, il reprend une coupe de champagne et va dire au revoir aux invités, gagné par une soudaine bonne humeur.
Un quart d’heure plus tard, les deux filles quittent la piste de danse. Défaites, visages dégoulinants, vêtements froissés, démarche pantelante, elle s’avancent vers la sortie du château et l’allée du parc où le jeune cinéaste les suit, discret mais résolu.
En approchant de leur voiture – une petite voiture moderne pour gens de trente ans -, Lionel réalise avec inquiétude que les filles sont complétement ivres. Marchant entre les buissons, loin des enceintes acoustiques, elles chantent en se tenant par l’épaule sur le refrain qui résonne par les fenêtres du château. La plus petite lance des cris dans l’air humide; puis elle change subitement d’idée, commence à chercher ses clefs dans son sac. Elle met un certain temps avant de les trouver, s’énerve. Soudain, dans la fraîcheur du parc, elle se retourne vers son passager, le dévisage à nouveau et lâche sèchement:
– Ah, t’es là, toi? J’avais oublié.