Soudain, dans un accès de fureur, François se releva, se précipita sur la porte; il saisit la poignée de métal, tenta de l'agiter en tous sens; puis, comme ses gestes demeuraient vains, il poussa un cri en lançant un violent coup de pied dans le panneau coulissant. Mais il avait quitté la surface anridérapante, sa jambe glissa et il s'affala sur le sol humide où l'aiguille d'une seringue s'enfonça dans son pantalon, ratant de peu sa cuisse dans une tentative pour inoculer un virus mortel, A bout, François sentit un sanglot dans sa gorge. La cheville tordue, il se releva difficilement pour s'asseoir а nouveau sur la cuvette en gémissant: «Mes 300 kF! Ma randonnée au Sahara!» Au-dessus, le haut-parleur diffusait en boucle sa mélodie d'aéroport.
Le système de nettoyage demeurait, par chance, immobile. Prostré sur la cuvette, François se sentit gagné par une vague de fatigue et il attendait les sauveteurs ou la mort, quand il entendit un déclic. А l'instant voulu par elle, la porte commença а glisser lentement. Paris, enfin, Paris allait apparaître. François, sauvé, se précipitait déjа vers son vieux boulevard…
Mais non.
Paris n'était pas lа. Derrière la porte automatique grande ouverte, François n'aperçut d'abord qu'un profond brouillard dans la pénombre du jour tombant. Comme si, réellement, il revenait d'un voyage en capsule spatiale; comme s'il sortait d'une machine а remonter le temps; comme s'il venait d'atterrir au milieu d'un nuage de fumée, dans un paysage inconnu, le Paris qu'il avait quitté tout а l'heure n'était plus là. Comme si, peut-être, une bombe nucléaire eût explosé sur la ville et que la sanisette Decaux eût miraculeusement protégé son occupant de l'onde de choc, la cité avait disparu sous un air trouble, une pénombre brumeuse et crépusculaire.
Stupéfait par cette mutation, François demeurait inerte sur la fosse d'aisance. Son regard s'habituait а l'obscurité; le trouble se dissipa peu а peu et il distingua enfin quelques lueurs puis des formes plus nettes. D'abord, avec un bref soulagement, il reconnut dans le noir la ligne du boulevard haussmannien où il marchait tout а l'heure. Un instant, il se crut sauvé; mats avec une inquiétude redoublée, il constata que ce boulevard avait subi, en quelques minutes, une mutation profonde, un nettoyage complet.
Le brouillard s'estompa encore.
De part et d'autre de la chaussée, sous les façades d’immeubles en pierre sculptée, s'alignaient, en quantité affolante, des variétés infinies de sanisettes. Non pas seulement des toilettes comme celle où il s’abritait, hébété; mais une gamme complète de lieux d'aisance, dessinés par des stylistes et des designers de talent. Sur le trottoir de droite, devant les vitrines de magasins déserts, des dizaines de sanisettes futuristes (cubiques, pyramidales, ovoïdes…) alternaient avec des sanisettes gadgets (trompe-l'њil, fruits, voitures…). Sur le trottoir de gauche s'étendait, sous les marronniers, une longue allée de sanisettes rétro. Devançant les protestations esthétiques de François, les ingénieurs Decaux avaient conçu une superbe collection de pissotières «vieux-Paris», nichées dans de fausses colonnes Morris, dans des kiosques а journaux, а l'intérieur de simili-théâtres de Guignol; et même quelques copies d'urinoirs 1900, dotées des dernières techniques de désinfection.
Tous ces petits bâtiments étaient surmontés d'enseignes qui invitaient les passants а se soulager. Certaines représentaient des silhouettes d'enfants, d'autres des silhouettes de vieillards appuyés sur une canne. Coiffant des sanisettes plus volumineuses, quelques logos figuraient des chaises roulantes, des ventres d'obèses et de femmes enceintes. Dés cabines spécialisées proposaient leur gamme de services aux gays, aux lesbiennes, aux motards, aux chasseurs, aux prêtres intégristes, aux skinheads, aux islamistes, aux pentecôtistes… Tous ces symboles clignotaient dans la brume, chacun des lieux d'aisance offrant а telle catégorie sociale les avantages liés а ses besoins particuliers.
Ce n'était pas tout.
Entre les sanisettes se dressaient des panneax plus élevés, sur lesquels défilaient des textes d'information, des annonces publicitaires. Des chapelets de phrases lumineuses, commandées électroniquernent, égrenaient mille informations pratiques sur la ville embrumée: adresses de dispensaires, téléphones de services d'urgence, degré de pollution du jour, annonces d'expositions, de concerts, informations sur le trafic, histoire drôle de la semaine… Paris demeurait flou, silencieux, mais les panneaux traçaient un grand fil de lumière au-dessus du sol, entre les bureaux et les appartements vides; un espace virtuel, suspendu dans les airs, grouillait de mots, de données, de conseils, d'incitations. Et sur chacun des panneaux, une inscription plus haute que les autres mentionnait:
Decaux, un milliard
d'utilisateurs dans le monde
François ne se sentait plus ni gai ni triste mais égaré dans un rêve, ni bon ni mauvais; un rêve immensément calme, bouleversant de simplicité. Quelques larmes coulaient doucement sur ses joues. Devait-il refermer la porte, tenter de rentrer chez lui? Ou s'avancer plus loin dans ce paysage?
Avant qu'il ne parvienne а se décider, une forme humaine apparut dans la brume. François sursauta sur la cuvette. La ville baignait dans un silence total, tandis que derrière lui grésillait toujours la mélodie sirupeuse du saxophone. La silhouette semblait avancer vers la sanisette; elle se précisait peu а peu et François, tremblant, finit par distinguer un homme en costume, marchant calmement parmi les pissotières sous les panneaux lumineux. Ce messager apportait-il une explication? Toujours juché sur son trône, le jeune cadre observait, éberlué. II frissonnait de tout son corps, mais les pas lents et réguliers de cet individu avaient quelque chose de réconfortant. A une cinquantaine de mètres de la sanisette, François identifia nettement un personnage d'une cinquantaine d'années, légèrement dégarni, arborant une superbe cravate en soie. II avançait encore, attaché-case en main, et ce détail rassura François, persuadé qu'il s'agissait d'un dépanneur. Instinctivement, il se redressa pour arranger ses vêtements. L'homme fit encore quelques pas, la main serrée sur son porte-documents. Il s'immobilisa dans l'ouverture de la sanisette. Il était très calme, très beau. Il dit:
– Je suis Jean-Claude Decaux. Pourquoi avez-vous douté de moi?
La voix était suave. Tandis que François reniflait, bredouillait des excuses et tâchait de sécher ses larmes, l'homme tendit fraternellement la main et l'entraîna avec lui, dans le brouillard.
3. La plage du Havre
Les fossés qu'on creusait, autour des châteaux de sable, s'emplissaient aussitôt d'une eau jaunâtre. Un liquide mousseux suintait des murailles de nos forteresses qui s'affaissaient lentement dans le sol boueux. Le sable d'ici n'était pas une poudre dorée mais un limon graisseux, comme une pâte imbibée de fuel. Sur l'immense plaine de vase où riaient les enfants, des vagues étalaient, heure après heure, leur sélection d'hydrocarbures. Les navires pétroliers dégazaient au loin dans la baie de Seine. Nous grandissions dans l'optimisme de la croissance. L'eau de mer où nous pataugions, en ces «années soixante», semblait destinée а rincer les cuves des supertankers autant qu'а recueillir nos corps de baigneurs.
A quelques kilomètres de la plage du Havre, les usines de la «zone industrielle» – dont on apercevait les cheminées а l'horizon – raffinaient jour et nuit l'essence, le benzène et d'innombrables dérivés chimiques et plastiques. Au milieu des prairies s'étendaient des hectares de réservoirs cylindriques, des réseaux de tuyaux multicolores d'où jaillissaient des flammèches rouges ornées de panaches noirs. Les troupeaux de vaches normandes paissaient autour du complexe industriel pétrochimique, puante machine а fumée dont les excréments – eaux de refroidissement, boues toxiques – étaient vomis dans l'estuaire du fleuve par d'énormes conduits; ils coloraient les algues, empoisonnaient le poisson, coulaient lentement entre deux eaux puis s'étalaient, а leur tour, sur le sable luisant et visqueux du Havre.