San-Antonio
Du bois dont on fait les pipes
A la ville de Saint-Claude
et
à Mme Claude
sans lesquelles les pipes ne seraient
que des bouffardes.
Respectueusement.
Oh ! non. Oh ! non. Ne pleure pas, maman ! Essuie tes larmes, ma Félicie, je ne peux pas les supporter. Je ferai tout ce que tu voudras, mais ne chiale plus, ma chère chérie. Tout ce que tu voudras : je me soignerai bien, je deviendrai vieux, je me marierai et j’aurai beaucoup d’enfants. Tu veux que je quitte la police ? Que je me fasse prêtre, ou employé de banque ? Et puis d’abord, pourquoi pleures-tu ?
La télé marche, des gens parlent, des visages se succèdent sur le petit écran. Des gueules expressives, des gueules de con, des chagrines, des suffisantes, des insuffisantes aussi. Un échantillonnage d’humanité plus ou moins cancrelate. Les hommes sont moches. Tu les regardes, tu comprends que c’était pas la peine. On aurait aussi bien pu demeurer absents, à tout jamais, dans les intersidérations cosmiques. La Terre, planète morte. De la caillasse supra-saharienne. Mais « Il » a créé l’oxygène à « Son » image. Et l’azote. L’hydrogène ; tout le fourbi. « Il » a voulu l’infusoire ; « Il » a eu ce caprice pour le protozoaire ; et tout s’est déclenché. Et nous voilà, m’man : toi, moi, tous les pas beaux, les biscornus, bancroches, minus, mesquins, connards, enculés de frais ; tout le monde, comprends-tu ? Qu’est-ce que tu dis ? Que « Sa » volonté soit faite ? Elle est faite, rassure-toi. Dans le cul la balayette, m’man. Profoundly ! Regarde-la, en couleur, « sa » volonté. En train de gnagnater sur un rectangle de verre. Tu la vois bien, dis ? Tu admires la façon qu’elle purule ! Qu’elle rengorge ! Non, non, sois tranquille : je ne blasphème pas, c’est pas mon genre. Je me soumets. Je « Le » remercie bien humblement pour le cadeau phénoménal. Je t’ai, tu compenses le reste. Ma planète, c’est toi. « Il » m’a tout donné par un seul de tes regards. Alors, hein, dis, pourquoi tu pleures ? C’est triste ? C’est quoi ? Que disent-ils, ces gens rassemblés sous les projecteurs d’A 2 ?
M’man a toujours son mouchoir dans sa manche. Son geste, pour l’en extraire, n’appartient qu’à elle. Si délicat. Magique. Elle se mouche comme tu respires, sans bruit.
Elle m’explique. Un débat sur la cruauté envers les enfants, dans l’enquête titulée « Les Chemins de la Violence ». Chapitre 3. Participe à cette émission une dame dont l’enfant a été kidnappé par un fou sadique, aujourd’hui interné dans un asile psychiatrique. C’est elle qui fait tant chialer Félicie. On a demandé à cette jeune femme de venir porter témoignage. Elle porte. Mais d’une voix d’outre-tombe. Elle narre comme si elle était en état second. Le meneur de jeu doit l’aider, de temps à autre, relancer la mécanique par des petites phrases barbouillées de compassion. Voix faussement chagrine d’ordonnateur de pompes funèbres. C’est bon pour le public qu’il donne sa touche personnelle de miséricorde, cézigue-pâte. Qu’on lui sente des larmes contenues dans l’arrière-boutique.
« Madame Maurer, je sais combien une telle évocation est cruelle, et suscite en vous de… »
Et zob ! Poum ! En avant la turlute ! Faut mouiller un peu le linge pour le repasser. Lui, il mouille l’affaire de son ton commiséreux. Laisse accroire que, tout de suite après l’émission, il s’enfermera dans son chagrin chez Lipp, donnera libre cours à la peine qui le gonfle. Qu’il lui ôtera sa laisse. Que bon, ici, dignité oblige, n’est-ce pas ? Il a l’émission sur les endosses, Misteur Lajacte ; il peut pas se permettre d’apitoyer trop avant avec la caméra number two braquée en plein sur sa poire d’angoisse ; mais ça n’est que chialerie remise. Il s’épanchera loin des contraintes.
Félicie me résume. Le sort de la dame est copieusement dramatique. Le sadique enfermé, il a kidnappé et tué deux enfants dont on a retrouvé les petits cadavres non loin de chez lui. Il a reconnu les faits sans barguigner, l’atroce jobastre. Par contre, il a nié le rapt du petit de la dame, alors que les vêtements du bambin se trouvaient dans le coffre de sa voiture. Malgré les recherches, le cadavre de ce troisième môme n’a pas été retrouvé. La dame, elle dit, en termes mornes, avec des mots simples, combien cette incertitude la ronge, la tue. Elle ne peut se défendre de garder espoir, bien qu’il n’y ait rien à espérer. Bon, voilà le résumé des chapitres précédents.
— Tu n’as pas dîné, Antoine ? demande malgré tout m’man.
— Non, mais je suis juste rentré me changer, je dois souper avec quelqu’un : une artiste dont le spectacle finit seulement à onze heures et demie.
Et je me coince un bout de cul sur l’accoudoir de ma vieille. Je la tiens par l’épaule, la respire. Elle sent le propre, un peu la violette à cause de son eau de toilette. Marie-Antoinette reniflait la violette aussi, ai-je lu. Chère Marie-Antoinette, petite tête de linotte trop cruellement moissonnée. Mais fallait bien écrire l’Histoire, non ?
Le meneur de jeu continue d’aider la dame, comme on aide une convalescente à faire ses premiers pas. Photo de la petite victime : Julien, trois ans, ravissant gamin à l’œil clair. L’image s’inscrit un bref instant, dans un angle de l’écran, pendant que la maman raconte. Pathétique mère ! Je comprends qu’elle fasse pleurer la mienne. Elle s’exprime davantage par les blancs qu’elle laisse entre les mots qu’avec les mots eux-mêmes. Le vocabulaire c’est quoi, en comparaison ? Une rumeur creuse, un gargouillis. Mais sa gueule, à cette dame ! Mais ses yeux ! Oh ! pardon ! Ça va te chercher l’âme au fond des bourses. T’as la glotte qui marmore. Malheureuse femme, à jamais détruite, à jamais dévastée. Le temps ne réparera que des ruines. Et de la voir, si totalement éplorée, de suivre sa tragédie sur ses traits harmonieux me picote les yeux à mon tour. Un instant, je me sens intensément son frère.
Charitable à l’infini. Le cœur plein d’élans chamadeurs. Une femme de trente-deux ans, au visage allongé, étiré encore par le chagrin. Le petit garçon rapté avait son regard d’infini, écran à rêves jamais conclus.
Elle narre la journée funeste. Le petit jouait dans le parc de leur propriété. La porte du fond fermait par un gros verrou rouillé qu’il ne pouvait actionner. Cette porte, on l’a trouvée ouverte. On pense que le ravisseur avait sauté le mur, s’était saisi du gamin et s’en était allé par ladite porte de fer. On a repéré dans le chemin forestier bordant la demeure la trace des pneus de sa bagnole, une vieille Triumph cabriolet, de couleur blanche. L’homme, un certain Bruno Formide, célibataire de quarante ans, déjà enfermé à plusieurs reprises pour sévices. Il était, depuis deux semaines, recherché pour le meurtre de deux autres gosses dont on avait découvert les cadavres mutilés dans une carrière de sable, en Normandie. On l’a appréhendé trois jours après son dernier rapt, alors qu’il se terrait dans un hôtel miteux de Levallois. Il s’est laissé arrêter sans protester. Confronté aux corps des deux premiers bambins, il a admis sans difficulté son double meurtre ; mais quand on l’a questionné pour savoir ce qu’il avait fait du petit Julien, il est resté quasiment muet, affirmant ne rien savoir de lui. Comme les policiers lui mettaient sous le nez les vêtements du petit, dénichés sous la roue de secours de sa voiture, Formide a prétendu ne plus se souvenir de rien. Il a été enfermé et malgré les recherches entreprises, on n’a jamais plus eu de nouvelles. Mme Maurer ne pleure pas. Ne pleurera plus de sa vie, je gage. Les larmes, c’est à chaud, pour tout de suite. Après, quand le vrai désespoir est installé, que tu es comme vidé de ta substance, ne te reste que cette effroyable mornitude d’animal en crevance.