Elle a l’œil plus calme, la jolie. Les premiers symptômes de la maturité, tu comprends ? Une manière perplexe de me regarder à travers sa joie. Le verre dépoli de l’expérience ; c’est fatidique.
— Si tu as toujours l’intention de m’épouser, il va falloir que tu te décides, déclare-t-elle d’un ton pénétré, ça commence à se bousculer autour de moi.
— Tu es amoureuse ?
— Depuis l’enfance, et du même grand connard, mais la situasse devient doucement inconfortable.
Une petite musiquette grinçante me mouline l’arrière-âme.
— Bref, si je ne me décide pas, tu feras bientôt un transfert sur un autre grand connard, plus jeune mais moins spirituel, non ?
— Je n’ai pas inventé la vie, répond Marie-Marie.
— Tu prends un caoua avec moi, en attendant ?
— Volontiers.
M’man est déjà parée pour la manœuvre avec une tasse de rab et un petit pot de crème, car la môme en met toujours dans le café.
On se dit quelques trucs passe-partout : et comment va tonton Béru, tante Berthe, les études, ta Renault 5, la déconnade habituelle entre gens éduqués.
En concluse, je demande à la jeune vierge ce qui me vaut le grand bonheur de sa visite matinale.
— Je viens chercher Antoine parce qu’on est mercredi et que j’ai proposé à ta maman de lui faire faire un petit coup de Paris by day : tour Eiffel, musée Grévin, crêpes bretonnes… Si tu veux te joindre à nous, je fais également le circuit pour les adultes.
— Navré, soupiré-je, mais moi, j’ai école.
La déception voile un peu sa frimousse. Je me mets à l’imaginer dans cette maison, Marie-Marie, résidente à part entière. Souvent j’ai décidé de risquer la grosse aventure et de la driver au pas de gymnastique jusqu’à la mairie de son arrondissement, toujours mon projet a pris la tangente. Liberté, liberté chéri i i e, combats z’avec tes défenseurs ! Du moment que c’est dit dans la Marseillaise, tu peux l’admettre, non ? Et pourtant je l’aime, cette gamine devenue belle comme un printemps réussi. Si je ne la marie pas, bientôt, elle en convient elle-même, un matou va me la sucrer toute crue. Elle se maria et eut de nombreux enfants dont la plupart ne seront pas de moi ! C’est ça, la chiasserie de l’existence : ce perpétuel choix. On devrait pouvoir mettre ceux qu’on aime en hibernation afin de les dégivrer quand on a le temps de s’occuper d’eux.
— T’as l’air tout chose, Antoine ?
— J’hésite.
Elle s’abstient de me questionner plus avant sur le sujet, sans doute a-t-elle compris.
— Et tu as école toute la journée ? insiste-t-elle. Après la classe, tu ne pourrais pas venir nous rejoindre quelque part, pour goûter par exemple ? Tu raffoles des crêpes au sarrasin.
— Oui, ça peut s’envisager. Disons quatre heures sous les jupes de la tour Eiffel ?
Son visage ne s’éclaire pas, ne s’illumine pas, il s’embrase.
— C’est vraiment une journée in, gazouille la mésange.
Félicie entre précipitamment, la mine chavirée, le regard comme deux ampoules éteintes.
— Je ne trouve pas Antoine, dit-elle.
Je ne sais plus dans quelle ville j’ai aperçu un monument aux morts représentant la République douloureuse, pressant un poilu mort sur son sein. Visage de pierre, privé de tout sentiment, broyé par une fatalité trop grande. Le sculpteur avait su exprimer un tragique démesuré. Et pourtant, la plupart des monuments sont candides, cucul-la-dragée (de Verdun) pour parler franchement. Celui-là, non. Terrible. Un peu Arts déco, la matière qui paraît dégouliner comme une bougie allumée.
Je m’offre la réaction de tout un chacun : l’incrédulité.
— Comment ça, tu ne trouves plus Antoine, m’man ?
— Je l’ai cherché dans toute la maison et dans le jardin.
— Quand l’as-tu quitté ?
— Il y a vingt minutes, pour faire ton café lorsque j’ai entendu couler ta douche. Il jouait dans sa chambre en attendant Marie-Marie. Il était tout prêt. Je lui ai recommandé de ne pas sortir, à cause de… tu sais quoi. Je lui avais dit de rester dans la maison afin qu’il ne se salisse pas. Il se réjouissait tellement de sortir avec vous, Marie-Marie.
La voilà qui parle très vite, m’man, comme si sa voix conjurait quelque chose.
Le gars Sana, lui, n’en écoute pas davantage. Toujours nu-pieds, il traverse le jardin silencieux, que juste un oiseau de pluie égosille sur un arbre du voisinage, annonçant des prémices. Sus à l’annexe ! La porte en est entrouverte. Plus de Formide ! Je dégobillerais mon sang, tant est violente la secousse.
Mes fringues de ville ont disparu, par contre, le pyjama de l’asile repose sur un dossier de chaise.
Je biche ma poitrine à deux mains, comme une grosse dame qui vient de larguer son soutien-georges. Putain, vais-je faire un blocage des éponges ? Ma respiration devient granitique. Je me malporte à grand berzingue. On peut crever d’émotion ? De saisissement ?
J’avise un feuillet posé en évidence sur la table louis-philipparde. Il m’a laissé une babille, Bruno, avant de les mettre. Et copieuse, merci. Les caractères sont menus, précis, le style souple. Lisons ; tu peux lire sans lunettes, vieux bargif ? Attends, je recule la babille. Ça va commak ?
Mon cher ami,
Je me conduirais en paltoquet si je vous quittais sans un mot. En voici plusieurs qui vous exprimeront, je l’espère, ma surprise et mes regrets. Surprise car, pas un seul instant, je n’ai été dupe de votre projet d’évasion. Il m’a paru certain, dès notre premier contact que vous étiez parfaitement sain d’esprit. De plus, si j’avais entretenu des doutes, ils se seraient dissipés quand vous avez « volé » avec tant d’aisance cette voiture stationnée près de l’asile. Je reste donc perplexe quant à vos motivations. Je serais enclin à penser que vous êtes un homme de main agissant pour le compte de l’une des familles que j’ai endeuillées et qui souhaite tirer vengeance. C’est un sentiment que je réprouve, mais comprends, la loi du lynch étant solidement ancrée dans le cœur de l’homme. Je serais impardonnable d’encourir un tel risque, l’ayant deviné, c’est pourquoi, à regret, je m’arrache au confort de votre hospitalité. Votre café d’hier ayant un « goût », je me suis abstenu de le boire et l’ai vidé dans le pot de géraniums que Mme votre mère a eu la délicatesse de placer sur la console. J’espère que la plante ne souffrira point trop d’un tel arrosage.
Quant à mes regrets, ils viennent du fait que je pars sans avoir pris congé de vous, en empruntant votre voiture et en emmenant comme compagnon de voyage l’aimable petit garçon qui musardait dans le jardin tout à l’heure. Je n’ai pas eu le temps de lui parler, mais j’espère qu’il saura répondre aux questions que je me pose car il me semble particulièrement éveillé pour son âge. J’espère pouvoir résister à la tentation de le mettre à mal. Durant ma détention, je me suis constitué une nouvelle éthique de vie, basée sur l’imaginaire ; je vais tâcher de m’y accrocher, mais je ne vous promets rien.
Merci de m’avoir redonné la liberté, mon cher ami ; n’importe vos motivations. Comme dit l’autre : c’est toujours bon à prendre.
Veuillez, je vous prie, me rappeler au bon souvenir de Madame votre mère et croire en mes sentiments les plus cordiaux.