— Ça m’étonnerait.
— Pourquoi ?
— Bruno Formide est sans un sou.
— Comment il a pu téléphoner, alors ? objecte le Pertinent.
Félicie éclaire nos lanternes éteintes :
— J’avais donné une vingtaine de francs au petit pour sortir avec Marie-Marie.
On se tait pour continuer à supputer. J’imagine mal la façon dont Formide va pouvoir subsister avec un viatique de vingt balles. Sans fric, en plein Paris, et flanqué d’un enfant, il ne pourra aller loin. Avais-je fait le plein d’essence avant de remiser l’auto à proximité de l’asile psychiatrique ?
Nous déboulons sur le boulevard de Clichy par la place Blanche. Sa Majesté me désigne la rue Lepic.
— Le manège dont auquel j’parlais se trouve à cinquante mètres plus loin. D’alieurs, tu l’asperges d’ici. Ainsi de même qu’la cabine.
Je me range à la diable sur un berceau.
— Tu déplaceras la tire, en cas de besoin, môme ! lancé-je à la Musaraigne.
Escorté du Pompeux, je traverse le boulevard tonitruant (ou le truand Toni passe précisément, comme par un fait exprès). Bérurier achève ses olives, mitraille le décolleté d’une petite péteuse en cucul-jupe, sourit à sa fureur, et balance un pet sans réplique pour la contraindre au silence. Méthode efficace car la fille stoppe ses invectives, sidérée, chère pauvrette, par l’ampleur de la détonation.
Je me rends à la cabine, ainsi appelée par force d’habitude, car il s’agit d’une coupole de plexiglas accrochée à un refuge d’autobus. Sous l’appareil se trouve une console d’acier, et mon cœur se met à pisser le sang lorsque je découvre un petit personnage en plastique bleu sur ladite. Il s’agit d’un des Schtroumpfs d’Antoine représentant un joueur de flûte barbu, coiffé d’un bonnet à rayures rouges et blanches. Je le chope et le coule dans ma poche, pour ensuite, d’un revers de main, essuyer deux larmes incontenables.
Bérurier est en controverse avec la dame qui tient le manège, personne fort amène, dont le gros pull de mataf laisse libre cours à une formidable paire de nichons élevés sans soutien de famille, à la va comme je te pelote.
Il revient, l’œil mystérieux.
— Bouge pas ! Touche z’à rien.
Délicatement, il s’empare de l’annuaire-forçat (il est enchaîné, davantage que le Canard qui aurait plutôt tendance, lui, à se déchaîner malgré son titre). Le big book est entrouvert et le Munificent veille à ne pas brouiller les pages.
— La gonzesse du manège, dont j’sais pas si t’as r’marqué qu’elle trimbale la plus bioutifoule poitrine de Paris, a eu un’converse av’c ton client.
— Qu’appelles-tu une conversation ?
— Voilà, l’comment du pourquoi. Lui et Toinet, ils ont fait une partie de flingue cont’la fusée. D’ensute de quoi, le dingue y a d’mandé s’il connaîtrait l’téléphone d’chez vous aut’. Toinet qu’est dégourdoche comm’pas trois, lui a dit. Alors y z’ont bigophoné. Du temps qu’c’tait Formide qui t’parlait, le mômaque est r’toumé au manège pour mater. Après quoi, le focard est rappliqué et a d’mandé à la foraine comme quoi si elle aurait la monnaie d’une thune, biscotte il avait encore un coup d’grelot à fournir. Elle lu a filé cinq pièces d’un pion et il est venu potasser l’annulaire du téléphone. Il a trouvé c’dont qu’il cherchait et a téléphoné. Puis il a récupéré Toinet et ils s’sont taillés.
— Beau travail, Gros, tu marques des points plus vite qu’un flipper.
L’annuaire est ouvert à la page des « M ».
J’attaque la liste… « Malgençon, Malgros, Malguiche, Malgynk, Mallambard…
Mon délicieux index, qui tant investigue, descend la colonne. Je récite chaque blaze à mi-voix. Bérurier suit cette opération de son bel œil de bœuf strié de beaujolais.
— Y a le choix, hé ? rumine-t-il. Comment savoir qui qu’il a appelé dans tout c’cheptel ?
Mon doigt s’arrête sous Maurer.
— Voilà, dis-je, d’ailleurs il a donné un coup d’ongle sous le numéro pour ne pas le perdre.
Une soubrette ibérique me répond. Elle roule tellement les « r » qu’il vaut mieux ne pas lui parler en descendant l’escalier, tu te foutrais la gueule par terre.
— Police ! Je veux parler à M. ou Mme Maurer.
L’ancillaire (d’une conne) me répond qu’ils sont absents.
— Écoutez, fais-je, n’avez-vous pas reçu il y a un cardeur (je profite de la confusion auditive pour faire des jeux de mots) un appel téléphonique ?
— Non moi, mé Madame, elle ! rétorque la péninsulaire.
— Vous me dites cependant qu’elle n’est pas là ?
— L’était quand lé téléphone l’a sonnate.
Je trait-de-génise :
— C’est à cause de cet appel qu’elle est sortie ?
— Si. Tout dé souite sortie.
— Elle n’a rien dit ?
— Lé criait : « O mon Dios ! Mon Dios ».
— Et alors ? Dites-moi bien tout, c’est très important.
— Lé arrivate ouné autré malheur ?
— Peut-être. Qu’a-t-elle fait avant de sortir ?
— Lé allée dans le bourreau dé Mossieur.
— Pour quelle raison, mon enfant ?
— Jé né sais.
— Et puis ?
— L’a couru à son automòvil.
— Elle ne vous a pas dit où elle allait ?
— Non.
— Merci.
Je raccroche.
— Ça brûle, annoncé-je au Gros, radine-toi, mec.
De retour à l’auto, et avant que d’informer ces dames, je me mets en liaison avec le central des recherches.
— Bruno Formide vient d’entrer en contact avec la mère du jeune Julien Maurer qu’il a kidnappé voici bientôt deux ans. Il est à peu près certain qu’il lui a fixé un rendez-vous, j’incline à croire qu’il lui aura demandé de l’argent et qu’elle le lui porte. Le lieu de la rencontre devrait se situer entre le boulevard de Clichy et Saint-Germain-en-Laye. Concentrez toutes les voitures de police sur cet axe, je verrais assez bien le bois de Boulogne comme point de rendez-vous. Forcez les effectifs. Il faut que dans l’heure qui suit vous ayez retrouvé ce dingue, vous remuez-vous les fesses, tous, un môme de huit ans est en grand danger !
Mes compagnons de misère attendent mes explications, je les leur fournis.
— En révélant à Formide le but de son évasion, je lui ai donné une idée. Sans argent, au volant d’une voiture dont il n’est pas assez fou pour ne pas comprendre qu’elle va être retapissée d’un instant à l’autre, il n’a aucune chance de s’en sortir. Alors il a appelé Mme Maurer, la mère du petit Julien, pour lui réclamer du fric en échange — je suppose — de renseignements concernant son gosse. La pauvre femme a couru prendre le pognon que son époux serre dans un tiroir de son bureau et a foncé au rendez-vous.
— Que va-t-il se passer ? lamente ma brave mère.
— Nous allons le coiffer, ma chérie, sois tranquille. « Au volant de cette voiture il ne peut aller loin car… »
Et alors, là, très exactement là, à ce point précis de ma réponse, je cadenasse ma grande gueule.
Car j’aperçois la voiture ayant servi à notre évasion impudemment garée sur un trottoir. Un archer est précisément occupé à la verbaliser. Je freine en catastrophe et jaillis impétueusement, comme du champagne que l’on aurait confondu avec de l’Orangina et de ce fait copieusement secoué manière de mélanger la pulpe (à quoi ? c’est pas dit dans la chanson).
Pas d’erreur, il s’agit bien de ma chignole.
Le flic me salue respectueusement, m’ayant reconnu.
— Taillez-vous, dis-je et surveillez à distance en attendant des renforts, il se peut qu’un type d’une quarantaine d’années, plutôt blafard, vienne la récupérer, en compagnie d’un petit garçon blond. Dans ce cas vous vous précipitez sur le môme car l’homme est un dangereux sadique.