— Vous n’avez vu que le gamin ?
— Oui, personne ne paraissait l’escorter. C’est un enfant très déluré. Lorsque je suis arrivée, il se tenait devant la gare et il a eu immédiatement la certitude que j’étais la personne qu’il attendait car il s’est précipité vers moi comme s’il me reconnaissait. Il tenait son enveloppe puérilement cachée dans son dos.
« — Donnez-moi ce que vous savez ! » m’a-t-il dit.
« Je lui ai remis la liasse d’argent, il m’a tendu le message et s’est sauvé à l’intérieur de la gare. »
— Que vous a dit exactement Bruno Formide au téléphone ?
— Il m’a avoué qui il était en précisant qu’il avait quelque chose d’important à m’apprendre à propos de mon enfant. Il m’a demandé si j’avais de l’argent sous la main, je lui ai répondu qu’il y en avait dans le bureau de mon mari mais que je ne pouvais lui préciser le montant. Il a répondu : « Apportez-moi tout ce que vous pouvez trouver. Je ne vous fixe pas de prix, je suis peut-être un sadique, mais non un maître chanteur, c’est par nécessité absolue que je m’adresse à vous. Un jeune messager se chargera de la transaction devant la gare du R.E.R. de Saint-Germain-en-Laye. » Puis il a raccroché après avoir ajouté que « bien entendu je ne commettrais pas la folie de prévenir la police ». L’idée ne m’en était même pas venue.
— Écoutez, madame Maurer je vais tout mettre en œuvre pour le récupérer, après avoir tout mis en œuvre pour le faire évader. Si par malheur il nous échappe, il est possible qu’il tente une nouvelle démarche auprès de vous. Je vais faire placer votre téléphone sur écoute, dans l’hypothèse d’un nouvel appel, ingéniez-vous à le retenir à l’appareil le plus longtemps possible. Implorez, ergotez, dites-lui tout ce qui vous passera par la tête, mais il faudra que cela dure au moins trois minutes ; d’accord ?
— Comptez sur moi.
— Prévenez votre époux, au cas où c’est lui qui répondrait.
— Je n’y manquerai pas ; seigneur, lorsque Simon apprendra la chose, il va être complètement retourné. Julien n’est pas son fils, bien qu’il porte son nom, mais il l’adore comme s’il était son père. Depuis le rapt il a absolument tenu à ce que nous recueillions un autre enfant, une petite fille hindoue qui nous a été confiée par Terre des Hommes. Tenez, je vais vous la montrer.
Elle va ouvrir la porte du fond qui donne sur un salon de musique. Une dame enseigne le piano à une ravissante petite fille brune portant un tatouage au front. L’enfant s’arrête de jouer, ravie de l’interruption, vu que le piano, c’est pas atavique dans ses contrées natales. On joue plutôt de la courge creuse et de l’olifant (de pute), là-bas.
— Elle est adorable, balbutié-je, j’espère qu’elle apporte quelque adoucissement à votre peine ?
— Non, fait Mme Maurer à voix basse. Non, franchement, j’adorais mon enfant, ne vivais que pour lui, désormais, je ne suis plus qu’une âme morte. Ni cette petite, ni mon mari, pourtant à ma dévotion, ne parviendront à m’arracher au néant des jours sans Julien.
Je me retire sans bruit, comme d’un cimetière, d’un cul frigide ou d’une soirée bourgeoise.
Quand papa est mort, j’étais encore mouflet et sa disparition est passée au-dessus de ma vie comme un vol de corbeau, cherchant son arbre, au crépuscule. Elle était déjà tout pour moi, Félicie, et je devais, pour ma part, être un peu plus que tout pour elle, si bien qu’on a su s’accommoder de notre chagrin. Nous nous sommes réfugiés chacun dans les bras de l’autre, et tu sais, ça devait être beau comme ces couples d’animaux qui se placent tête-bêche, sans broncher, un long moment, pour annoncer le triomphe de leur espèce. Les jours nous ont emportés vers de nouveaux rivages, on s’est constitué, sans presque le vouloir, une autre vie pour d’autres fois à venir. Depuis ces temps funestes, le malheur nous a fiché la paix, on n’a plus eu que des tracasseries, des inquiétudes. Et voilà qu’on se retrouve chez nous, désemparés, à pas oser se regarder ; Félicie avec l’âme en lambeaux, moi ravagé de honte et de tristesse.
Je me rappelle le jour où je lui ai amené Antoine. Un bébé aux parents truands que j’avais aidé à devenir orphelin ! L’élan de ma vieille ! Son bonheur de me recommencer petit, avec un mignard qui poussait l’insolence jusqu’à se prénommer Antoine…
Dans des cas dramatiques, on grattouille le passé avec les ongles du cœur, lui faire rendre tout son jus ; rien omettre de ce qu’il fut, l’embellir au besoin ; oui, surtout ça : l’embellir, qu’il soit bien tel qu’on aurait voulu qu’il fût, avec la garniture de gelée qui nappe si bien. Kif les couvertures de livres qu’on pellicule pour les rendre plus chatoyantes. Nous autres tous, on pellicule le passé, c’est mieux question entretien. Un coup de chiftir pour la poussière de l’oubli qu’aurait tendance et le revoilà dans tout son bel éclat.
Le soir est venu. On est rentrés bredouilles. Marie-Marie n’a pas voulu quitter ma Félicie d’amour. Elle se case en loucedé, la Musaraigne. Belle-fille dévouée, attentive. Infirmière de l’âme. C’est d’instinct femelle. Elles savent. Nous on reste gauches, empotés, on cherche des mots, des gestes, on risque des regards maladroits. Les nières, faut admettre leur brio dans la peine comme dans la joie. La douce autorité qu’elles font preuve, mine de rien.
La môme dit sans trêve, pas laisser le vinaigre du silence arroser nos plaies. Elle parle de n’importe quoi, surtout de Toinet, mais de délicate manière. Elle le continue bien, affiche un optimisme quasi désinvolte qui gagne à sa cause.
Depuis des heures, des milliers de poulets ont le signalement du lardon, sa photo répercutée à tout berzingue. Demain, elle paraîtra à la une de tous les baveux. On a visité les hôtels, surveillé gares et aéroports, alerté tous les loueurs de bagnoles. Avec les trois cents pions de la petite Mme Maurer, il n’a quand même pas les moyens de narguer la police, Formide. Où peut-il se planquer ? Des plombes et des plombes que j’échafaude. S’est-il réfugié chez un parent ou un ami ? Impossible : ses proches savent qui il est, de quoi il est capable. J’ai néanmoins demandé que l’on dresse la liste de ceux-ci, car on ne sait jamais.
Maman propose de manger quelque chose. Marie-Marie répond que c’est une bonne idée. On ne va pas chiquer aux endeuillés, quand même ! La veillée funèbre, merci bien ! Bon, alors tu vois, Félicie met à réchauffer des frichtis qui auront tout à y gagner. Elle s’ingénie à cuisiner des trucs hautement réchauffables, m’man. La nouvelle cuistance, n’en déplaise à mes potes Gros et Milieu, tu peux pas te permettre de lui faire accomplir un nouveau tour de piste. L’ancienne, oui. Elle a été conçue pour. Moi, je dis qu’il ne faut pas l’abandonner. C’est elle qui est provinciale vraiment, elle qui a fait la France. La nouvelle jaffe, c’est bien, délectable, j’en conviens souvent, seulement elle uniformise la bectance à travers l’Hexagone. Elle cocacolle, tu comprends ? Du nord au sud, le poisson cru, les légumes à peine cuits et plus de bidoche, sauf du canard sanguinolent, merde ! J’exagère, j’extrapole, je désoblige, faut m’excuser. L’ennui c’est que je dis vrai. Tant pis pour les calories qui se pointent dans les sauces en colonnes par quatre. Si tes coronaires s’obstruent, t’as qu’à souffler dedans pour les déboucher. Je préfère clamser d’un infarctus au gratin de fruits de mer que d’un chouf aux éponges, pas toi ?
Bon, c’est pas le moment de causer bouffe, mais si on dit pas ce qu’on pense au moment où on le pense, on ne pensera plus ce qu’on dit au moment où on le dira, pas vrai ?
Juste quand on va passer à table, le téléphone grelotte. Je bondis avec un paquet de nœuds gros comme mes deux poings dans le gosier.