— La gare ?
— Impossible à préciser. Seul le central a pu être repéré ; évidemment j’ai demandé qu’on renforce la surveillance à la gare.
Le Gros hoche la tête :
— Ce dingue avec un mignon poulbot comme Toinet, ça devrait pas être duraille à retapisser. Ils font bien des choses, non ? Faut qu’ils bouffent, qu’ils allassent aux cagoinsses, qu’ils roupillent.
— Tu veux bien qu’on se paie une équipée de nuit ? J’ai l’angoisse de la solitude. Tu sais, le meilleur toubib n’est pas sûr de lui quand il soigne l’un des siens. Là, c’est du kif, Gros. Je me sens devenir un flic empoté.
Alexandre-Benoît passe son bras sur mon épaule.
— T’as pas besoin d’m’ le conjuguer av’c des fleurs, Tonio. J’sus ton frangin, ça suffit. On y passera la nuit et des semaines si ça nécesse, mais on récupérera le gamin.
Ces humbles paroles me réconfortent.
Sa Majesté Gras-Double cesse d’être goret pittoresque pour devenir saint-bernard de choc.
Pour que maman ne subisse pas de possibles tracasseries téléphoniques, j’ai fait à nouveau dériver les éventuels appels sur le poste de ma chignole. Le petit voyant vert constitue une confuse promesse. C’est comme un signe du môme Antoine, la certitude qu’il continue d’exister. Ce diable de garnement a plus d’esprit qu’un banquet d’humoristes néerlandais. La repartie fulgurante, l’espièglerie sous-jacente, le propos pertinent, le rire en guise de bannière ; il est de ces mouflets d’aujourd’hui qui semblent tout savoir dès la naissance. A les regarder, à les écouter, on a la gênante impression qu’aucune acquisition nouvelle ne leur est nécessaire et que tout ce que nous pouvons faire pour eux, nous autres sinistres adultes, c’est de leur acheter des denrées de consommation et d’appeler le médecin lorsque leur température s’élève de quelques degrés.
On se rend à la gare d’Austerlitz, Bibendum et moi. On l’arpente de la cave au grenier. J’aborde des employés pour leur montrer les photos des deux « fugitifs », mais mes collègues que je retapisse, çà et là, dans des postures innocentes m’ont déjà devancé et hochent la tête en commisérant.
Un grand chef, s’abaisser à de telles opérations de routine ! Faut-il qu’il soit commotionné !
Quand nous ressortons, il est onze heures du soir et le boulevard est presque désert. En dehors d’une circulation assez fluide, les passants s’y raréfient. Une file de taxis s’allonge à la station, dans l’attente (à héritage) d’un train en provenance de je ne sais où.
Je m’approche de la voiture de tête, produis ma brème, puis les photos. Débite ma complainte. Le gonzier, un enchifrené malcontent secoue la tête.
— Comment voulez-vous que je…
Je passe au second. Les autres bahut’s men intéressés, curieux comme des pies borgnes, déhottent de leurs caisses pour venir profiter. Je leur montre, leur explique. Le mec de la photo, c’est Bruno Formide, le tueur d’enfants « évadé » de l’asile. Le gamin, il s’appelle Antoine et l’homme l’a embarqué dans son sillage. D’une seconde à l’autre il peut le mettre à mal. C’est un type qui n’a pas l’air fou, il est même très intelligent, cultivé, simplement, il a un disjoncteur de craqué. Cette carence lui a fait perpétrer des meurtres abominables.
Les chauffeurs, intéressés, donnent leur avis. Ce qui prédomine, c’est qu’au lieu de l’enchrister dans une maison de repos pépère, on aurait mieux fait de le piquer, Bruno. Ça rime à quoi de laisser vivre ces gens-là ? Pourquoi tolérer leur malfaisance ? On tue les chiens méchants égorgeurs de moutons, non ?
Bon, d’accord. J’opine. D’autant qu’à l’instant je ne suis pas loin de partager leur point de vue. Quand tu es concerné par l’événement, tu l’appréhendes différemment que lorsque tu le lis dans ton quotidien habituel.
— Écoutez, les gars, leur fais-je. Ce curieux tandem se trouvait dans le quartier, il y a moins d’une heure. Si vous apercevez un homme et un môme qui vous paraissent leur ressembler, stoppez, et appelez « Toinet ! ». Au cas où il s’agirait d’eux, le gamin réagira à son nom. Embarquez-le séance tenante. Soyez sans inquiétude, le fou n’est dangereux que pour les enfants et il détalera.
La cohorte de drivers’men opine. Ils sont tous enthousiastes pour donner un coup de main. La vie d’un bambin, merde, c’est sacré. Même le vieux renfrogné est d’accord. Je leur file à tous mon numéro de bigophone et leur demande de propager la chose chez leurs collègues de rencontre. La chaîne, bordel ! La grande chaîne de solidarité.
— Téléphone ! s’écrie le Gravos.
Je cavale jusqu’à ma guinde.
C’est à nouveau Bruno. Jubilard. Coquin.
— Votre gosse est pas croyable, déclare-t-il de but en blanc (ou en noir, compte tenu des circonstances).
— Passez-le-moi !
— Minute ! Il a une maturité d’adulte.
— Tu vois bien, Bruno, que ce n’est pas un client pour toi, relâche-le !
— Jamais de la vie, que ferais-je sans lui ? Voulez-vous que je vous dise ? Il commande !
Et le fou éclate de rire.
— Vous savez, j’opère grâce à lui une reconversion impressionnante, môssieur le commissaire. L’amour imaginaire. Je m’aperçois que mes tendances homicides avaient une motivation sexuelle, mine de rien. J’ai beaucoup pratiqué l’onanisme, mais sans joie, à présent je construis un décor, crée une partenaire. Ainsi je viens de faire l’amour avec Marlène Dietrich. Malgré l’âge certain de ma partenaire, j’ai pris un pied extrême.
Je perçois la voix friponne de Toinet, à l’arrière-plan. Le môme crie :
— Hé ! tartine pas, Bruno-le-Rouge, sinon tu vas « nous » faire viander comme des bleus !
Les tympans m’en tombent.
Voilà que le gamin s’est pris au jeu, qu’il est passé à l’ennemi et vit avec délices l’aventure de son kidnappeur ! On aura tout vu : les poils de mes bras et ceux de ton…
Chanson maternelle…
Bruno-le-Rouge pouffe.
— Tu as raison, Tony-le-Brave, admet-il.
Et à moi :
— Vous l’avez entendu ? Un phénomène, non ?
— Laisse-moi lui souhaiter le bonsoir, Bruno.
— Je préfère pas, ce n’est qu’un gosse et il pourrait se laisser avoir par une question perfide.
Derrière lui, Toinet proteste :
— Traite-moi de con, du temps que t’y es, Bruno-le-Rouge. Merde, si tu m’aurais pas, t’en mènerais pas large, non ?
— Formide, appelé-je, dites à ce petit crétin que l’expression « si tu ne m’aurais pas » est impropre ; vous êtes professeur, que diable ; surveillez son langage !
— T’en as déjà pris pour une trente, égosille Antoine non loin de l’appareil ; dis ce que t’as à causer et raccroche, j’te jure qu’on va se faire poirer !
Formide émet une brève exclamation.
— Très juste, Tony. Vous m’entendez, commissaire ?
— A m’en faire saigner les oreilles, Bruno.
— C’est rapport à l’enquête sur l’Affaire Maurer que vous m’avez promis de rouvrir.
— Eh bien ?
— La première aurait démontré que ma voiture a stationné derrière la propriété de ces gens et qu’on a trouvé les vêtements de l’enfant dans le coffre, n’est-ce pas ?
— Exact.
— Depuis quinze jours je ne me servais plus de mon auto car j’étais recherché par la police et me cachais désespérément à la campagne.
— Raccroche, bougre de truffe ! clame Antoine.
Déclic.
Je soupçonne le garnement d’avoir de son chef interrompu la turlure. Petit vaurien ! S’il s’en sort vivant, je te lui mettrai une de ces toises dont il se souviendra !