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— Tu ferais mieux de passer sur une autre chaîne, m’man. Ils sont sadiques de venir agiter la misère humaine devant leurs caméras.

Tout ce qu’elle consent, ma Félicie, c’est à fermer le robinet. Autre chose, elle a pas le cœur : un film ou des chanteurs, après ce choc de la mère saccagée, merci bien, elle n’est plus apte, m’man.

— Tu crois que cet enfant est mort, Antoine ?

— Ça ne fait aucun doute. Un client pareil agit toujours selon un même processus. D’ailleurs, l’affaire remonte à deux ans, si le gosse était encore vivant on l’aurait récupéré. Les bébés qu’on dépose sous le porche des églises et qui sont élevés par la baronne du village, c’était dans les grands jadis.

— On n’a pas retrouvé son pauvre petit corps.

— On le retrouvera un jour, dans quelque hallier, le fou hantait beaucoup les forêts.

— Pourquoi nie-t-il ce rapt ?

— Parce qu’il est fou. Et qui sait : peut-être a-t-il vraiment oublié son acte.

— Et si ce n’était pas lui ?

Chère mère. Je l’aime. Je me penche sur ses cheveux pour y déposer un baiser-prière, en forme de protégez-la-moi-bien-Seigneur. Égoïste que je suis.

— Voyons, maman ! Les fringues du marmot étaient dans sa voiture ! Et l’on a repéré les traces de ses pneus près de la propriété des Maurer !

— Évidemment.

Elle soupire :

— Il faudrait absolument retrouver son corps, au moins, la paix pourrait se faire chez cette femme. Elle saurait, comprends-tu ? On parvient à tout accepter, sauf le doute.

Elle a un drôle de ton en prononçant ces mots, ma vieille. Son « Il faudrait » a tout d’une imploration à peine voilée. Je devine sa pensée, mieux qu’elle ne la formule elle-même : San-Antonio est là, et le mystère s’en va ! Elle se dit, ma Merveilleuse, que son rejeton surdoué est capable de s’atteler à une colle pareille et de la résoudre. Jamais elle n’oserait me demander cela délibérément, trop respectueuse qu’elle est de mon emploi du temps.

Un peu honteux, je chuchote :

— Tu comprends, ce qui fausse les données, c’est qu’on a affaire à un fou sadique. Aucune déduction n’est valable car, Dieu merci, il est impossible à un homme sensé d’adopter la psychologie d’un dément.

— Naturellement, soupire-t-elle.

— Bon, je monte me fringuer.

Et je gagne l’escalier. Et puis je me dis que si Paris vaut bien une messe, nulle pétasse ne vaut que je la préfère, ce soir, à Félicie. Ma petite actrice blonde, pas sotte, vive et jolie, je t’en fais cadeau. La tringlerai une autre fois, ou jamais, qu’importe ! Des coups, ça se tire au jugé. Ça va, ça vient. Une chatte de perdue, dix de trouvées. Les nanas, y a qu’à baiser pour en prendre ! Dis, tu me vois draguer une mistounette alors que m’man est là, avec des larmes plein les yeux, et le drame d’une jeune maman dans le cœur ? Il ne suffit pas de ne pas être un salaud : encore faut-il essayer d’être un gentil.

Aussi reviens-je sur mes pas.

— Tu as quoi à bouffer, m’man ?

— Du petit salé aux lentilles ; et pour commencer, j’avais prévu des fonds d’artichauts mayonnaise.

— Eh bien, ça va être gala.

— Mais tu m’avais dit…

— Je t’avais dit des conneries, m’man. Je reste, aboule ton frichti.

Du coup, sa tristesse s’évapore. Tu la verrais bondir à ses gamzoules ! Je la suis à la cuisine. Notre chat Médor (c’est moi qui l’ai baptisé, excuse) pionce comme une peluche dans sa corbeille. Un gouttière pure race ! Notre intrusion le réveille. Il se dresse, s’arque, puis commence à se lécher le caoutchouc des pattounes. Ayant comme qui dirait ciré ses lattes, il vient se frotter à moi en miaulassant menu pour un brin de caresse. Je le cramponne et l’installe sur mes genoux tandis que m’man fait partir la briffe.

— Elle ressemble à un Marie Laurencin, dis-je, me parlant à moi-même.

— Qui ça ? demande Félicie.

— La mère du petit môme. Un visage blême, une bouche très rouge, et des yeux comme deux taches d’aquarelle. C’est beau, le pathétique, c’est une œuvre d’art.

Maman règle le rond numéro 2 de sa cuisinière électrique sur le 4. Bien qu’encore froid, le petit salé dégage des effluves stimulants.

— Je vais te chercher une bouteille de beaujolais, mon grand ? Ou bien préfères-tu du bordeaux ?

— Laisse, je descends moi-même à la cave.

Médor prend ma place sur le tabouret de formica, mais plus voluptueux que moi, ne s’en accommode pas et retourne à sa corbeille molletonnée.

C’est en revenant de la cave, une quille d’Hermitage Jaboulet sous le bras, que ma décision part subito, atteignant m’man en pleine âme.

— Bon, je vais m’en occuper, ma chérie.

N’osant piger, elle balbutie :

— T’occuper de quoi ?

— Du rapt de l’enfant. Tu as raison, on doit pouvoir retrouver son cadavre.

Les larmes lui reviennent, m’man. C’est soir de pluie sur son visage d’amour, décidément. Bon : je la prends dans mes bras et c’est comme si je la faisais à mon tour, Félicie. Comme si ma tendresse accouchait d’elle. La voici devenue ma petite fille aux cheveux gris. Tu veux nous mettre un coup de zizique douce pendant ce temps-là, Lulu ? T’as de l’Albeniz ? Ça ne mange pas de pain.

Je mate le calendrier à gros chiffres fixé au mur. Dans huit jours : Fête des Mères !

Étrange tout de même qu’en guise de cadeau je lui offre la carcasse d’un petit enfant.

— Vous tombez bien ! exclame le Vieux, alors que je n’ai pas encore refermé la lourde de son sanctuaire. Au pic, au poil, à point nommé ! Vous me manquiez ! J’avais froid ! Mal ! Besoin d’une présence chaleureuse. Vous m’aimez, n’est-ce pas, Antonio ? Moi aussi ! Vous êtes fraternel, compatissant ! Et vous bandez ! Exceptionnel, de nos jours ; personne ne bande plus, sinon nos présidents de la République, dit-on ; plus quelques prélats. Venez me donner l’accolade. Dans mes bras, mon petit ! Enfin un homme ! J’ai trouvé un homme, moi : Diogène l’a dans le cul ! Maintenant asseyez-vous. Il me faut vous narrer. Tout vous dire. Lever le voile. Je bascule, San-Antonio ! Ils me veulent ! Ils vont m’avoir. J’ai eu beau, ils n’ont pas été dupes ! Et pourtant, me suis-je suffisamment aligné, non ? Mis à l’unisson, à plat ventre ! Les ai-je assez sucés, encaustiqués, ondoyés, vantés, flattés ! Ma servilité m’empêchera à tout jamais de dormir. J’ai pris mon honneur à deux mains et l’ai frotté, frotté, frotté afin de l’assouplir, comme on frotte un morceau de journal pour le transformer en papier hygiénique. Je m’en suis torché le rectum, de mon honneur, San-Antonio. Désormais, je rase les miroirs en me rasant afin de ne plus me regarder dans les yeux. Vous êtes-vous déjà rasé de profil ? Essayez, c’est ça le vrai bannissement : se fuir. Je tenais tellement à mon poste, à mon fauteuil ! Je ne vis que pour mon métier, comprenez-vous ? Il est mon univers. Mon évasion, c’est quoi ? La lecture du Monde un bloody-mary à portée, et puis une bonne pipe par des donzelles expertes : mon carnet d’adresses en déborde, en explose ! Sinon, je mène une vie monacale, moi, mon garçon, vous le savez ! Je quitte mon hôtel particulier pour sauter dans ma Rolls, je descends de ma Rolls pour monter dans ma R5, depuis… cet affreux malheur que je n’ose même pas appeler par son nom, car comme toutes les catastrophes, il est ruisselant de synonymes. De ma R5 je bondis dans mon bureau où je m’abîme dans des dossiers. Et voilà que ces… disons, gens, se mettent à scier ma branche ! Oh ! pas à la tronçonneuse, cela ferait trop de bruit ; mais à l’égoïne trempée dans de l’huile. Des pics-verts, Antoine ! Ils charançonnent ma carrière ! Travail d’artiste. Achille sent frémir l’arbre sous lui. Un jour prochain, je cherrai mollement. Un entrefilet dans la presse annoncera ma mutation. Où ? Dans un placard ! Ils me nommeront P-.D.G. d’une société tellement anonyme qu’elle sera inconnue, au sein de laquelle je moisirai dans le silence et la consternation, affublé d’une fonction illusoire qui m’ira comme des hémorroïdes à un homosexuel.