Je bois de l’eau.
En bas, c’est le cérémonial quotidien, des jours du moins où je suis à tome. Sauf que Marie-Marie est là, un peu fripée du minois, avec des yeux soulignés deux fois, comme, à la communale, les adjectifs qualificatifs qu’on devait repérer dans la dictée.
Le café me flanque des nausées. J’ai juste le temps d’aller gerber aux goguemuches.
— Tu es malade ? s’effare Félicie.
— J’ai bouffé un vilain sandwich aux rillettes, cette nuit, éludé-je.
Aspirine effervescente. Encore de la flotte, en grosse quantité : « des trombes », recommandait le doc pochard.
Je file un coup de turlu pour savoir s’il s’est produit du nouveau pendant mes quelques heures de roupille, mais non, rien, calme plat. Alors je me mets à rêvasser.
— M’man, dis-je soudain, je ne suis pas souvent à la maison, alors j’ignore des choses relatives au petit, j’aimerais savoir s’il fréquentait des gens ?
Elle reste coite, la gentille.
— Pourquoi me demandes-tu cela, mon grand ?
— Il est indispensable que tu réfléchisses bien avant de me répondre ; le père Pinaud a dans l’idée que le gosse a emmené Formide quelque part ; sur l’instant j’ai trouvé la chose ridicule, et puis, en y réfléchissant…
A son air embarrassé, et même carrément contrit, je pige que ma brave femme de mère me cachait quelque chose.
— Écoute, Antoine, tu m’avais bien recommandé d’envoyer promener les éventuels parents de Toinet qui se manifesteraient, sous prétexte qu’il sort d’un milieu qui…
— Qui est le Milieu, coupé-je.
Il est rarissime que je montre quelque agacement avec maman. Je suis bien trop bon fils, aimant, respectueux, tout ça, pour comporter en malotru avec le soleil de ma vie.
Mais là, brusquement, je renifle une espèce d’arnaque sentimentale de ma vieille, et alors j’enrogne vilainement.
— Il y a deux ans, m’avoue Félicie, j’ai eu la visite d’une personne qui est la tante de Toinet. Elle voulait avoir des nouvelles de l’enfant, le voir. Elle lui a apporté des jouets et elle insistait même pour me remettre de l’argent afin de participer aux frais de son entretien. Bien entendu j’ai refusé.
Mon mal de ventre est comme une lampe à souder en action au creux de mes tripes. Je voudrais m’extirper la tuyauterie et la laver à l’eau froide sur l’évier !
— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de cette visite, maman ?
Elle hoche la tête. Son visage est si pathétique que mon ressentiment fond comme l’intelligence sous un képi.
— Mme Manier est une personne très bien : la sœur de la mère de Toinet. Elle est divorcée et possède un petit magasin de fleurs rue de la Grosse-Tringlée. Je ne t’ai pas parlé d’elle parce que tu aurais probablement refusé que le petit la fréquente…
— Car il la fréquente ?
Marie-Marie m’adresse des mimiques imploreuses afin que je n’accable pas Félicie. Elle entre vachement dans les patins de m’man, la Musaraigne. Si un jour je l’épouse, y aura la sournoise coalition contre Bibi, espère ; je pressens. Le temps, tu le connais aussi, non ? Fumier comme pas deux, à toujours faire capoter gens et choses, à transformer mine de rien les meilleurs sentiments en vinaigre. Car c’est ça, le vrai drame : le meilleur des grands vins peut se changer en mauvais vinaigre. Il suffit de plonger une petite algue dégueulasse dedans.
Je feins d’ignorer le muet plaidoyer de la môme.
— Je le conduis environ une fois par mois chez sa tante, pour une petite visite d’une heure, explique Félicie. On goûte, on papote, elle donne quelque chose à Toinet : un vêtement, une trousse, un peu d’argent. Elle l’adore, tu sais. C’est une personne seule, un peu triste. Sa vie n’a absolument rien de commun avec celle qu’a pu mener sa malheureuse sœur.
Je gobe encore deux aspirines.
— Ma mère, où se trouve la rue de la Grosse-Tringlée ? articulé-je péniblement.
— Pas très loin du boulevard de l’Hôpital.
— C’est-à-dire dans le quartier d’Austerlitz ?
— Oui.
Je bondis au téléphone. Dieu que mes jambes sont molles et floues mes pensées !
Le préposé aux écoutes me répond dès que je lui virgule le mot de passe.
— Envoyez une bagnole avec quatre hommes pas trop truffes rue de la Grosse-Tringlée. Il y a un fleuriste, qu’ils investissent le magasin et l’appartement rapidos, j’arrive.
— Seigneur ! s’écrie ma chère chérie, tu crois que… ?
— Oui, maman, je crois que.
— Je vais avec toi ! décide Marie-Marie.
Mais ce matin, je me sens acide comme dix tonnes de citrons.
— Sans façons, môme ! Si je marnais chez Renault, est-ce que tu viendrais bosser avec moi ?
Le soleil se lève ; il en jette à profusion. Ses rayons de gloire, loin de me réconforter l’âme, me font cligner des yeux et accroissent mes souffrances.
Je suis furax après ma mère. La première fois qu’elle me fait des cachotteries. Et à cause de cette petite enfoirure d’Antoine ! Merde, se laisser doubler par un môme qui vous doit tout, c’est un comble, non ? La jalousie me met du fiel plein la gueule. Tu adoptes une petite vermine, fils de vermines, tu te crèves la bagouze pour lui faire une enfance de petit prince, et il te tire un bras d’honneur.
Tu verras qu’un jour il nous butera si ce cochon de Bruno le mange pas en route !
Ce n’est pas une, pas deux, mais trois voitures de police qui stationnent à la diable rue de la Grosse-Tringlée. Mes potes ont bien fait les choses. Le magasin de fleurs est fermé, ce qui est normal à cette heure matineuse. D’emblée je détecte pourtant une atmosphère de drame et j’oublie dare-dare mon ressentiment contre le petit garçon. Deux potes à moi bavassent sous le porche jouxtant la boutique.
— Alors ? les interpellé-je.
Ils me font la grimace.
— Formide, vous l’avez eu ? aboyé-je.
— Envolé ; mais il a laissé un cadeau avant de partir. Et ce n’est pas joli joli.
Je me précipite dans l’allée, à gauche une porte donne sur l’appartement de la fleuriste. Elle est ouverte. Dans le logement, les copains de l’Identité judiciaire s’affairent. Je les bouscule, guidé par mon instinct vers le point crucial qui est la boutique au volet de fer baissé. Rarement il m’a été donné de visionner pareil spectacle, y compris dans un film d’horreur intitulé « A dada sur l’Obélisque », que j’ai beaucoup aimé, et où il était question d’un homosexuel fou qui avait l’idée graveleuse d’infliger à ses victimes le supplice du pal en les juchant sur la pointe de l’obélisque de la Concorde judicieusement enduit d’huile d’olive vierge.
Magine-toi, l’Obscène, qu’une dame, que je subodore être (ou plutôt avoir été) la tante d’Antoine bis, est ligotée à califourchon sur une chaise au beau milieu du magasin, sobrement vêtue de son seul soutien-gorge. Elle a les mains attachées, dans le dos. Une corde entoure son front et tire sa tête en arrière à lui en faire péter les cervicales.
Elle a été très durement éventrée sur une cinquantaine de centimètres. Tout le pacsif est out et cascade jusqu’au sol. L’assassin, poète, a planté des fleurs dans l’ouverture : lilas blanc (qui ne l’est plus), roses, grosses marguerites de différentes couleurs, asparagus. Curieuse composition (plutôt décomposition) florale.
Pour couronner son œuvre, Formide (car il est évident que c’est lui l’auteur de ce forfait) a placé un carton sous une bride du soutien-gorge. On peut lire, imprimé en anglaise verte : « Dites-le avec des fleurs ».