La morte est une personne dodue, à peau blafarde constellée de mignonnes excroissances brunes. Son expression calme me laisse espérer que mon pote Bruno l’a assommée avant de l’ouvrager ; déduction que me confirme un instant plus tard le médecin métallurgiste, comme dit Bérurier. La mort remonte à quatre heures environ, c’est-à-dire que le fou a agi sur le coup de quatre plombes. Le cœur battant la chamarre (toujours Béru dixit), je demande aux flics arrivés les premiers s’ils ont aperçu le môme. Ils me déclarent avoir trouvé la porte ouverte et personne d’autre que la défunte dans la place. Par contre, des coques de cacahuètes en grand nombre et un reste de tartine de confiture dont la croûte comporte des traces de quenottes attestent qu’un enfant a bel et bien séjourné chez la fleuriste. D’ailleurs, je trouve, sur le canapé de la salle à manger (l’appartement ne comporte que deux pièces), une couverture chiffonnée ainsi qu’un foulard froissé ; or, comme beaucoup d’enfants, Toinet presse un morceau d’étoffe contre sa joue pour s’endormir. Et je contemple le foulard avec grande émotion car il est le symbole de l’innocence. Antoine II vit la plus folle des aventures avec un sadique meurtrier dont il n’a pas peur, mais il a besoin de ce chiffon de soie pour conjurer les maléfices de l’anéantissement.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer dans la cervelle détraquée de Formide ? Toinet l’a amené chez sa tante, pourquoi cette femme les a-t-elle accueillis et hébergés ? Bruno l’a-t-il menacée ? A-t-il exercé un chantage sur elle ? Je les imagine, tous trois, mangeant et devisant. Et puis se couchant. Le môme sur le canapé. La tante dans sa chambre (le lit est défait et ne comporte aucune trace de lutte). Où se tenait le fou ? A-t-il dormi sur le sol ? Dans la nuit, tourmenté par un besoin de tuer, il se lève. Peut-être hésite-t-il à sacrifier l’enfant. Mais, persuadé que ses délires ont changé d’orientation, c’est à leur hôtesse qu’il s’en prend. Il va l’assommer dans son lit. Ensuite il la porte dans le magasin pour se livrer à ce cérémonial effroyable. Quand tout est perpétré, affolé, il décide de fuir. Quatre heures du matin… C’est risqué, non ? Il réveille le gosse, ou peut-être le porte-t-il ? Tous les flics de la capitale sont maintenant au fait de son signalement et de celui d’Antoine. Le premier bourdille rencontré va l’interpeller ! Alors ?
Je me sens de plus en plus malade. J’appelle Bérurier endormi. Il met du temps à décrocher. Et quand il le fait, au lieu de grommeler le « Allô » ! sempiternel, il rouscaille :
— Bougez vos culs, mesdames, quoi, merde. Berthy, tu tiens toute la place, ’spèce de vachasse, qu’Augustine est sur le point d’au bord de tomber. Ici Alexandre-Benoît Bérurier, c’est qui est-ce à l’appareil ?
— Sana.
Tout de suite en état de fonctionnement, le Mastodonte s’écrie :
— T’as du neuf ?
— Rejoins-moi 16 rue de la Grosse-Tringlée, un magasin de fleurs.
— Mais, le môme ?
— Toujours en cavale.
Béru fait ses rots du matin, par brèves rafales, de ceux qui apeurent la savane et mettent les gazelles en fuite. Entendez-vous, dans vos campagnes, mugir ces féroces soldats ? Des bruits d’ail s’insinuent dans mes trompes, accroissant mes nausées.
Je raccroche.
— Vous n’avez pas l’air faraud, ce matin, commissaire, remarque Sauveur Borduré, l’officier de police bien connu de sa concierge (il pisse dans ses pots de fleurs).
— En effet, la carburation se fait mal, avoué-je. Il faudrait interroger le voisinage, les gars, pour savoir si l’on a vu partir le fou et mon gosse.
Tiens, je viens d’employer l’adjectif possessif « mon ». Pour la première fois depuis que je connais Antoine bis. Je le ressens de quelle façon, ce chiare ? Pas comme un fils adopté, pas comme un petit frère tard venu… Comme un chien perdu sans collier ? Une espèce d’intrus toléré dans mon foyer ? Je n’ai eu à son égard que le coup de cœur du premier élan. C’était un bébé vagissant. Il faisait nuit. Je l’ai apporté à Félicie comme on ramène un chaton dont on se demande s’il pourra vivre. M’man en a fait un nouveau fils. Plus exactement, elle a recommencé nous deux, avec lui. Cette partie de nous deux, si unique pourtant, de ma petite enfance. Ai-je ressenti cela comme une trahison confuse ? Toujours est-il que j’ai manqué d’amour, voire également de générosité. Je suis devenu, vis-à-vis du petit, une espèce de grand égoïste bourru qui l’engueulait à tout propos et se désintéressait de sa vie d’enfant. Bon, on est là, dans ce magasin qui sent la mort, à cause des fleurs et de la mort, et je suis malade à crever. Mal dans ma peau. Et puis je viens de dire « mon gosse », sans y penser. Une bouffée sauvage. Une pulsion, comme « ils » disent. J’ai le cerveau plâtreux. La souffrance rend con. Après la sottise, c’est ce qui diminue le mieux les facultés intellectuelles.
La fièvre bat dans mille points de mon organisme, comme un frelon qui s’acharne sur une fenêtre close.
— Cette fois, il ne sera plus difficile à alpaguer, soupiré-je. Le gamin lui avait trouvé ce refuge, mais il n’en a plus d’autres. Mettez tout le grand bidule en piste, les gars. Il faut qu’on l’ait sauté avant midi sinon ce sera le carnage !
Je me laisse tomber sur le canapé et je triture le chiftir de Toinet. C’est doux. Je passe l’un des coins sur ma joue. Oui, oui, je comprends ce qu’un bambin éprouve dans la terreur noire de la nuit. Cette angoisse infinie, cette notion de la mort qui vient le prendre. Ah ! donnez des foulards aux mômes, les gars. Et prenez-en un aussi pour vous !
— Tu vois qu’est-ce qu’avait raison, Dugland ? Et tu traitais Pinuche de zozo !
Le Gros exulte. Il a beaucoup bu et beaucoup sabré ces dernières heures. On le sent bien découillé et riche en superbes calories d’élevage. Épanoui, quoi. En plus, il tient la preuve qu’il a vu juste. Un Français, tu veux qu’il lui arrive quoi de mieux ? Quand au Mundial la France bat le Koweït et paie d’un but retiré par l’arbitre (destitué postérieurement) les caprices d’un prince arabe, c’est l’apothéose. Gagnant et martyr, le pied absolu ! Je me rappelle plus qui a dit « Il ne suffit pas d’être heureux, faut-il encore que les autres ne le soient pas. » Pour nous autres, Françouzes, on peut parodier « Il ne suffit pas d’être vainqueur, faut-il encore que ce soit au prix de l’héroïsme. »
Et alors, bon, on entend une altercation sous le porche :
— Je vous dis que le commissaire me laissera entrer !
La voix de Marie-Marie !
Je meugle, ou mugis, à la cantonade :
— C’est ça, laissez-la entrer !
Et la souris s’annonce, surexcitée, le rose aux joues, le regard brillant comme une nuit de Noël.
Tonton Bérurier demande, sévèrement :
— Et qu’est-ce y nouveau l’honneur d’ta visite, môme ? Sont-ce-t-ils des endroits pour une jeune fille élevée dans les principautés ?
La pie borgne proteste :
— Un magasin de fleurs, c’est pas un bordel ; m’n’oncle, si ?
Le super-obèse me prend à témoin :
— J’te prille d’écouter la façon qu’é m’cause ! Une gonzesse qu’on s’est mis en quat’ pour elle, moi et Berthe. Et qu’on a poussée jusqu’en faculté !
Doctoral, il désigne la boutique contiguë à sa nièce.
— Jette un œil par là, ma fille, et dis-moi s’tu trouves que l’endroit est une villégiature conv’nab’.
Marie-Marie s’empresse, découvre la scène, pousse un cri et rabat au trot attelé, en virant au vert pomme.
— Quelle abomination ! murmure-t-elle. C’est « ton » fou qui a fait ça, Antoine ?
— Oui, dis-je, c’est « mon » fou.
— Et il a disparu ?
— Hélas.
— Avec Toinet ?