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L’autre me regarde et murmure :

— Je peux revoir votre carte ?

La lui présente.

— La photo est bonne, n’est-ce pas ? Et savez-vous pourquoi ? Parce que c’est un photographe qui me l’a tirée et non pas l’un de ces appareils dans lesquels vous introduisez une aumône et qui vous crache votre gueule à la gueule, histoire de vous en donner pour votre argent qui ne fait pas le bonheur.

Le pauvre directeur ne sait plus à quel essaim s’avouer. Me prend pour un givré. Et c’est vrai que je délire sur les bords. Dérape dans le sirop de déconne. Allons, Tonio : agis ! Reprends-toi !

Un taxi vient s’arrêter pile derrière ma pompe. La princesse Marie-Marie en descend, qui se précipite. Pour dès lors, l’homme à la blouse bleue des Vosges n’y entrave plus que pouic.

Furax, la donzelle !

— Espèce de goujat ! Immature ! Vieux beau ! C’est à moitié naze et ça vient jouer les héroïques ! Ça amène un sadique sous son toit et ça le laisse embarquer l’enfant de la maison ! Policier de carton ! De mes fesses ! C’est parce que tu es bon à nibe pour retrouver le gosse que tu interprètes le grand rôle de « Regardez comme je meurs stoïquement » !

Le gros gazier du garage roule des lotos pour tirage de la tranche spéciale.

— Ne faites pas attention à cette jeune houri, monsieur Chauvesque, lui dis-je, elle pique des crises quand la lune vend des croissants. Cela dit, on sème à tout-va, on s’aime à tout vent, elle est à moi et il est probable que je l’épouserai lorsque j’aurai atteint l’âge de la préretraite.

— Épouser un jobastre pareil ! égosille la mammifère à nichons, j’aimerais mieux me faire nonne rue Saint-Denis, ou pute dans un monastère !

Sa confusion lui apparaissant, elle éclate de rire. Bon, le jeu se calme. Le patron du garage reprend alors quelque autorité et demande, mi-prune, mi-cassis (il ne restait plus de figues et les raisins sont trop chers en cette saison) pourquoi on vient donner cette représentation de café-théâtre chez lui qui ne demandait rien à personne et au prix qu’il paie les ouvriers, avec ces lois syndicales impossibles, les prud’hommes teigneux, tout ça, merde ! Est-ce qu’on croit qu’il a du temps à consacrer à des farceurs, flics ou pas flics ? On sait ce que ça vaut, une heure de travail de mécanicien ? Avec ça qu’il convient de la quintupler pour le client si on veut s’en sortir, avec les charges sociales, nom de foutre !

Tout en parlant, il tripatouille les quinze stylos serrés dans sa poche-poitrine qui ressemble à une cartouchière de cosaque.

— Écoutez, monsieur Lutèce, je lui interviens, les apparences sont trompetteuses. Je veux bien que tout cela ait l’air farfelu, cependant c’est on ne peut plus sérieux. Il y a combien de temps que vous occupez ces hautes fonctions dans le vidange-graissage ?

Il répond que depuis dix ans bientôt et alors ?

— L’affaire Formide, vous vous souvenez ?

Là, son regard défuribe. Voilà qu’on cause boulot ; qu’on s’oriente dans le sérieux ; il est preneur.

— Bien sûr, ce dingue (qui vient de s’échapper de l’asile, entre nous soit dit, ce qui prouve l’incurie de ceux qui, bon bref, la politique c’est pas mon genre) garait sa Triumph ici. Et c’est le fils de notre P.-D.G. qu’il a kidnappé et assassiné.

A nouveau, à cause des vapeurs d’essence et des odeurs d’huile chaude, des gaz d’échappement, un vertige m’emporte. Je dois faire un effort surhumain pour conserver le contact. Allô ! Allô ! Ne coupez pas, mademoiselle ! Je suis en ligne…

— Cher monsieur Garage, vous croyez que la chose est fortuite ?

— Quelle chose ?

J’essaie de me ramasser une grande goulée d’air pollué pour faire le chemin de ma phrase, comme l’écrit André Maurois dans son livre.

— Le fait que le fou garait chez vous et que c’est le fils de votre big boss qu’il a pris…

Le bon gros bonhomme hausse les épaules (l’épaule Nord et l’épaule Sud).

— Je crois qu’il s’agit du hasard, déclare-t-il. Ici, nous n’avons pas de contact direct avec Simon Maurer. S’il vient deux fois l’an, c’est le diable.

— Donc, Formide n’avait pu repérer cette famille par le truchement du garage ?

— Absolument pas.

Je me tourne vers Marie-Marie :

— Essaie de me trouver une bouteille d’eau, ma poule, j’ai la menteuse collée au plafond.

Elle s’éclipse.

J’attends un instant, les yeux fermés. L’homme à la belle blouse bleue s’inquiète :

— Dites, vous ne semblez pas très en forme, commissaire. Auriez-vous bu un petit coup de trop ? Ça arrive à tout le monde, quoique à cette heure matinale…

— Je suis seulement en train de mourir un peu, chuchoté-je, mais ça n’est pas aussi terrible qu’on le craint.

De nouveau, un vertigo impérial me siphonne la capsule. Obligé de me placer la tête en arrière. Tout chavire. Je vois deux gros mecs en blouse bleue, avec cent vingt stylos-bille-cartouchières-cosaques (je fais à la France le Don de ma personne. Merde, Azov !).

— Hé ! Hé ! l’entends-je beugler. Il faut appeler un docteur !

— Ta gueule, Ernest, lui intimé-je, sois charitable.

Mais il rameute, l’apôtre ! Tonitrue ! Stoppe la vie de son usine à kilométrer (charges sociales effroyables, la marge bénéficiaire si tu l’appliques pas quinze fois au même client, tu l’as dans l’étui à thermomètre). On vit des temps plus possibles ! On devient un peuple d’assistés. On se laisse faire. Allongés sur les brancards de l’Etat, tous. C’est l’heure de la soupe, de la réflexion, du vote, de la pause. L’heure de regarder l’heure. Les montres n’ont plus besoin de marcher. Le mouvement est devenu inutile. On collera les aiguilles sur six heures juste et à six heures juste on nous donnera le droit de constater qu’il est effectivement six heures juste. Merci, bravo, c’est trop, fallait pas ! On méritait pas toutes ces largesses ; elles sont trop larges, elles nous glissent de dessus. Où qu’il est le démiurge ? Qu’on le pétale de roses, le suce, le sanctifie, gratifie, phénoménalise bien partout : aux jointures, aux sphincters, sous la plante de pied, sous ses couches-culottes, sous ses couronnes de laurier-sauce. Faites gaffe aux pellicules : il s’émiette. Ce serait plutôt de l’eczéma, tu crois ? Un Dieu vivant ? La grattouille ? Mais alors y a plus de respect si Dieu s’abîme ! Comment ? Ah ! il n’est que vice-Dieu ! Tu m’en diras tant ! Sous-Dieu, t’as pas l’éclat du vrai. T’as même pas droit à la parole. Juste un affût de canon, grosse rigueur. Les engins tracteurs, qu’ils tractent un Dieu raté ou un vrai canon, eux, pourvu que tu leur fasses le plein de fuel, hein ?

Le gars me secoue doucement.

— Hé ! Commissaire ! Commissaire !

Je rallume mes falots. Ils sont une flopée de falots en arc de demi-cercle polaire de merde. Peints en bleu. Gueules grises, yeux encuriosés de moi. Ils causent mais je distingue pas.

Il est gentil le gros garageux : il dénoue mon col de limouille. Me bassine à l’eau fraîche. De l’autre côté, Marie-Marie sanglote en m’appelant son amour, son beau chéri, son poète, son tout grand, des conneries, quoi. La connerie est de toutes les circonstances ; tu ne peux pas la retenir. Faut qu’elle parte. S’épanche…

— Attendez, je voulais vous demander, monsieur Bagnolard… Il y a cent ans, non, deux siècles… Je veux dire… deux ans, quand la presse a annoncé qu’il était un tueur d’enfants, vous l’avez reconnu, non ? Sa photo était dans les journaux… Hein, vous l’avez reconnu ?

— Oui, oui, naturellement, il répond, le bon chauve à blouse-stylos-cosaques.