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D’autres ambulances viennent ambulancer nos ambulanciers. Je donne mes coordonnées aux gardiens de la paix chargés de dresser le constat d’adultère perpétré par un autobus et une ambulance, puis entraîne Marie-Marie dans un bar tout proche où nous buvons des remontants de qualité.

Ce qui ébaubit le plus la môme, c’est ma résurrection. Elle me contemple et n’en croit pas ses châsses.

— C’est fou, dit-elle, on dirait que cet accident t’a guéri !

— Je le suis, la rassuré-je. Ce choc a rétabli en moi un contact qui paraissait sur le point de se rompre. Ne subsiste qu’un léger délabrement dont j’aurai raison en ingérant tour à tour : un Fernet-Branca, un verre d’eau glacée, un café fort et un sandwich-rillettes.

Au milieu du festin annoncé, je me lève pour aller tubophoner à la direction générale des Garages de Lutèce. On m’apprend que Mlle Courjus a quitté ses fonctions l’an dernier, mais on consent à me donner son adresse.

— Retourne rue d’Alésia pour y récupérer ma voiture, enjoins-je à la jouvencelle, tu iras ensuite m’attendre devant le 534 du boulevard Haussmann. Surtout branche bien la phonie.

* * *

Deux portes par palier.

Mlle Courjus occupe l’appartement de droite.

Mon coup de sonnette fait penser à celui qui retentit chez certains vieux spécialistes des voies urinaires. Il est gourmé, discret, presque somptueux à force de sobriété. L’immeuble silencieux sent la vieille bourgeoisie moisie : cire d’abeille, lis, étoffe poussiéreuse, plus des odeurs de ragoûts de mouton indéfiniment réchauffés.

Au bout d’un temps raisonnable une personne d’âge canonique (voire canonisable) vient entrouvrir la porte, sans ôter toutefois la chaîne de sûreté. Je n’aperçois qu’un tiers de son visage, mais l’œil qui y brille me suffit à diagnostiquer un dragon blanchi sous le harnois.

— Vous désirez ? me demande une haleine peu engageante.

— Mademoiselle Courjus.

— Elle n’est pas là, c’est de la part de qui ?

J’insinue ma carte par les douze centimètres d’ouverture.

— Je vais chercher mes lunettes, informe la duègne.

Pendant son absence, j’examine les lieux et avise, dans le large montant de la porte, la trace d’une ancienne plaque de cuivre grand format. Ça manque de vernis à cet emplacement et les quatre trous des vis n’ont pas encore été obstrués par la poussière du temps. Probable que le papa de Mlle Courjus exerçait céans une profession libérale : avocat ou médecin (voies urinaires, te dis-je, ça sent encore la pisse).

Le vieux polype radine, bésiclé à l’ancienne : lunettes ovales, verres bleutés, monture d’acier. Ma brave guenille peut ainsi prendre connaissance de mes nom, prénoms, âge et profession, ainsi que de mon numéro matricule.

Satisfaite, elle abaisse le pont-levis pour me permettre l’accès au château fort.

L’endroit est plein de vétusté et de relents, comme toujours. C’est quand il a disparu que le présent pue le plus, ce qui est le lot de tous les cadavres.

— Pourquoi la police ? me demande la vieille dame.

Je fais un geste évasif.

— J’ai hésité à entrer dans les P.T.T., mais j’ai toujours été fragile des poignets et pour le compostage des lettres, ça ne pardonne pas.

Mon humour de garçon de bains passe loin au-dessus de son chignon. La plaisanterie n’a jamais été le style de la maison.

— Non, je parlais de votre visite ici ?

— Eh bien, il se trouve que j’aurais besoin du témoignage de Mlle Courjus en ce qui concerne un client des Garages de Lutèce.

— Mais Éliane n’y travaille plus.

— L’affaire qui m’amène remonte à deux ans.

— C’est que… Mlle Courjus travaille à l’étranger pour une maison d’import-export, comme ils disent.

Je ne lui demande pas qui sont ces « ils », me doutant qu’elle use de ce pronom personnel extrêmement impersonnel pour évoquer toute forme de vie étrangère à cet appartement cossu et rabougri.

J’imagine tout de suite Pointe-à-Pitre, San-Francisco, Abidjan (cette ville arménienne où il fait si chaud l’hiver et si brûlant l’été).

— Je pourrais avoir son adresse ?

— Fritalhuil-sur-Mer, en Belgique.

Elle ajoute, la voix gourmande, avec déjà une larme épaisse comme de la vaseline au bord de la paupière :

— Le climat lui fait un bien inouï. Son asthme va beaucoup mieux…

— Il y a longtemps qu’elle s’est fixée là-bas ?

— Dix-huit mois.

— Pourquoi a-t-elle quitté la société des Garages de Lutèce ?

— Elle ne l’a pas quittée, c’est eux : compression de personnel. On vit des temps difficiles.

— Et Mlle Courjus a retrouvé facilement un emploi ?

— Immédiatement ; c’est une jeune fille de valeur.

— Vous n’auriez pas une photo d’elle ? risqué-je.

La duègne est chavirée par ma question.

— Une photo d’Éliane ! Mais qu’en feriez-vous ?

— C’est uniquement pour la regarder, rassurez-vous ; j’aime avoir une idée des gens auxquels j’ai affaire.

Elle hésite, me regarde à travers ses lunettes bleutées qui lui font des yeux au beurre noir et qu’elle n’a toujours pas ôtées.

Ma mine que je présume avenante la rassure. Elle m’intime de la suivre au salon. Une grande photo qui ne date pas d’hier matin occupe une place privilégiée au-dessus d’une commode tombeau. On y voit trois personnages : papa, maman, fifille. Je ne m’attarde pas sur les kroumes, mais m’abîme dans la contemplation de la demoiselle. Personnage raide, regard indéfinissable, mi-sévère, mi-apeuré. Maintien réservé. La vieille fille dans toute sa matité. Un je-ne-sais-quoi de compassé qui sert de refuge. Personnage refoulé, à coup sûr. Une joliesse inexploitée, un refus de s’accomplir normalement. Mam’selle Courjus a trottiné à côté de ses pompes, entre des parents antédiluviens. Elle sait se tenir à table, peler une pêche, fermer sa gueule, sourire discrètement. Toute la vie de la famille Courjus est étalée sur ce mur.

Sur le cliché, elle paraît aborder la trentaine au trot attelé.

— Très belle photo, dis-je ; il y a combien de temps qu’on l’a prise ?

La duègne n’hésite pas.

— Quinze ans. Le docteur Courjus est décédé le mois suivant.

— Un grand spécialiste des voies urinaires, n’est-ce pas ?

— Non : des maladies vénériennes.

Je n’en espérais pas tant.

Je reviens à ma contemplation d’Éliane, lui emplâtre la frimousse de quinze bougies supplémentaires afin de la reconstituer telle qu’elle est présentement.

— Elle a le téléphone ?

— Bien sûr.

— Vous pouvez me donner le numéro ?

La voilà partie à farfouiller dans des paperasses sur un bureau d’acajou. Une pendule détraquée égrène trois coups, comme une connasse, alors que midi approche.

Je cherche les yeux de miss Courjus. Pourquoi elle ? Qu’est-ce qui me braque tout à coup sur ce personnage surgi dans une conversation tuméfiée ? Le gros zig rose à blouse bleue du garage m’a dit « en avoir référé à la direction »… Discipliné, cécolle. L’employé modèle, zélé. Pas d’initiative fâcheuse. Dès lors, au moment du rapt de Julien Maurer, la police a-t-elle su que le fou accusé du crime garait sa tire dans un des établissements gérés par le beau-père de l’enfant ? Tu veux que je te réponde en deux mots ? Ja-mais. Il s’agit d’une de ces lacunes énormes comme il s’en glisse dans les enquêtes les plus serrées. Comment a réagi Mlle Courjus ? A-t-elle informé à son tour ses supérieurs ? Si oui, lesquels ? Je pourrais aller au siège et demander des explications, mais quelque chose me dit qu’il ne faut pas soulever le couvercle de la marmite pour l’instant.