« Mais, Antonio, mon ami, est-ce donc si grave que d’avoir un passé ? On ne peut pas être neuf tous les jours ! Je suis un fonctionnaire, moi, mon doux jeune homme. Donc je fonctionne. Je fonctionne pour un gouvernement, et n’importe sa couleur ! L’outil n’a pas de maître : il est l’outil à disposition, comprenez-vous ? La tenaille n’est pas inféodée au forgeron ! Un thermomètre d’hôpital butine la fièvre des anus sans se soucier de leur identité ! Une automobile se revend ! Et même, tenez, les dames frivoles auxquelles je faisais allusion plus haut vident ces bourses de tous bords, sans distinction d’opinions, de races ou de religions. Je ne réclame que le statut de pute ; rien de plus, mais rien de moins.
« Cela dit, vous avez demandé à me voir. Parlez-moi pendant que j’ai encore deux oreilles à vous prêter. Bientôt, c’est Fouquier-Tinville qui vous accordera audience. Vous vous adresserez à un austère, un trop pur, un rigoureux : regard d’acier et lèvres minces. Mon enfant, mon élève, mon rien qu’à moi, comme je vous plains. »
Et il fond en larmes.
La saison est de plus en plus humide, décidément.
Je respecte sa peine. Pour lui, le changement de société s’opère mal. Il a raté la correspondance. Trop zélé pour être cru, Achille. Il porte les stigmates du passé comme un bossu sa gibbosité. Les robes de grossesse ne cachent pas les ventres, mais leur confèrent un épanouissement plantureux.
— Mes jours sont comptés, bafouille-t-il. Hors de ce fauteuil, je tournerai ganache. Me momifierai. Mon teint deviendra ivoire. Mon geste s’enlisera. Ma pensée fera la colle. Sec de l’extérieur, poisseux de l’intérieur, Antonio. On me perdra de vue. Je serai un naufragé des temps nouveaux. Cette pièce qui tant fut animée est déjà devenue La Méduse. On construit mon radeau, au moment où nous parlons. N’entendez-vous pas les coups de marteau ?
Je lui prodigue des paroles de réconfort :
— Vous êtes irremplaçable, monsieur le directeur.
— Tout le monde l’est, et tout le monde est remplacé, déclame ce souverain poncif, en claquant l’étalon d’Achille.
« Mais je ne me laisserai pas vaincre, San-Antonio. Je lutterai, j’ai des dossiers, j’en créerai si ceux que je possède sont insuffisants. Je sais des choses, moi. Je suis capable d’en inventer de très belles. Je veux qu’on me foute la paix, Antonio. Mon statut de pute, tout simplement. Est-ce trop demander ? Je suce, on me paie, merci bien, à demain ! Je flagelle, moyennant un supplément ; je satisfais les scatophages ou, au besoin, si j’ose employer le singulier, je mets des bas noirs, la vaseline aidant, je peux subir la sodomie ; vous voyez : je suis d’extrême bonne volonté. Pute, soit, avec plaisir, mais j’exige que mes droits pétassiers soient sauvegardés… Je ferai appel à mon syndicat, si l’on m’y contraint, et pourtant, les syndicats, hein ? Vous m’avez compris, vous m’avez ? N’importe, j’entrerai dans le système. Au fait, que vouliez-vous ? »
Je lui narre l’émission d’hier ; lui fais part de ma louable ambition.
Il écoute, distrait, en se polissant la coupole du plat de la main.
— Alors, là, sans jeu de mots, on peut dire que vous déterrez les cadavres, vous ! bougonne-t-il. Une affaire oubliée ! Et des plus bêtes : crime de fou. L’opinion publique déteste ça. Les affaires de dément ne marchent pas sur le populo. Il aime raison garder, le populo.
— Il aime aussi que les mères ne soient pas déchirantes, patron. Hier soir, quatre millions de télespectateurs chialaient en écoutant Mme Maurer. Supposez que je découvre du nouveau et que vous organisiez une conférence de presse pour annoncer qu’avec opiniâtreté vous avez poursuivi l’enquête et êtes arrivé à un résultat dans cette affaire, vous parlez d’un boum ! Les projecteurs se braquent sur vous, on célèbre vos mérites et personne n’oserait lever le petit doigt pour vous dégommer !
Le Dabe me regarde comme on mire un œuf. Il ne pipe pas. Mais ses yeux clairs s’élargissent. Ses traits désangulent.
— San-Antonio, serait-ce le Seigneur qui vous inspire ? demande-t-il d’un ton habité (ou à biter). Répondez-moi franchement : vous êtes de connivence avec Dieu, n’est-ce pas ?
Un sourire mystérieux est ma réponse.
Le médecin est un garçon jeune, malingre, à lunettes cerclées de fer, avec un nez pointu, des joues mal rasées (peut-être à cause des vilains boutons à frimes de bubons qui s’y développent comme des ragots dans un village). Il porte un complet bleu, fatigué, une chemise blanche, plus très blanche et une cravate bordeaux dont le nœud est aussi luisant que le tien. Il parle avec un accent du centre Europe et je le trouve à peine plus avenant qu’une indigestion d’ivrogne.
— Ces instincts homicides se manifestent en quelles occasions ? me demande-t-il après avoir potassé mon « dossier ».
— L’occasion fait le larron, réponds-je.
Il hoche le sourcil droit et demande :
— Par exemple, là, en ce moment, vous avez envie de tuer ?
— Oui, fais-je résolument.
— De tuer qui ?
— Le temps !
— Vous êtes porté sur l’humour ?
— Non : sur la bagatelle. J’adore fourrer !
— Des femmes ?
— Surtout des commodes Louis XIV : elles baisent mieux et ont davantage de tiroirs.
Il paraît indécis, fortement préoccupé par mon cas. Soucieux, car c’est un consciencieux, il relit les différents rapports médicaux me concernant.
— Obsession sexuelle, récite-t-il, avec pulsions extra-gounaviales, accompagnées de périodes d’abattement. Signe neutro-glycérinal de catéchumerie poilante. Le sujet fait un net consortium langoureux d’extramurgie flasque.
Il caresse le plus dégueulasse de ses boutons, une chose superbe en soi, couronnée de blanc comme le Fuji-Yama ; le presse entre pouce et index, hélas, la laitance ne vient pas.
— Pas assez mûr, lui fais-je remarquer, mais dans deux jours, sous l’effet de la même pression, il giclera jusqu’au plafond, et ce sera très beau.
Honteux, il retire presto sa main de sa gueule pourrissante.
— Avez-vous parfois envie de vous suicider ? enchaîne le docteur.
— Chaque fois que je me trouve en présence d’un con, monsieur le président ; vous n’auriez pas un revolver ?
— Vous dormez bien ?
— Je dors à gorge déployée, oui, pourquoi ? Ça m’a pris un soir que j’étais dans mon lit et que j’avais fini mon biberon. Néanmoins, il m’arrive de me réveiller. Je me rappelle très bien, par exemple, m’être réveillé le 11 novembre de l’année dernière, c’était extraordinaire, les troupes ont défilé devant mon immeuble pour célébrer l’événement.
L’autre me visionne avec davantage d’intérêt que si j’étais Armstrong marchant pour la première fois sur la Lune (en anglais : on the moon). D’ailleurs, les Terriens s’en sont torchés qu’on aille sur la Lune ; c’est pas leurs oignons. Ils préfèrent la Coupe du Monde de foot (en français : football). Lorsque les Ricains ont pigé le bide, ils ont laissé les capsules Apollo dans leur armoire à pharmacie, comme quoi c’était de la dépense inutile, ces croisières à la con (comme la lune) et qu’il valait mieux fabriquer des fusées destinées à éclater sur la Terre que d’en bichonner des plus mastardes capables de se poser comme des fleurs sur l’île morte de l’ami Pierrot.