La cliente ouvrit son sac à main et en sortit du sparadrap. Elle en possédait de larges bandes prédécoupées, il ne restait qu’à retirer la pellicule isolante pour l’appliquer. Elle le fit.
— Qu’est-ce que tu comptes fiche ? s’inquiéta soudain Minouche-la-Nantie.
Ses énormes nichons flasques frissonnaient comme la mer après le passage d’un bateau.
La dame s’assit au bord du lit et, posément, appliqua le sparadrap sur la bouche de la pétasse qui se mit à grogner comme mille gorets affamés. Pour l’inciter au silence, la cliente lui pinça le nez.
Elle releva sa robe, très haut. Elle ne portait pas de culotte et Minouche, au comble de la terreur, vit qu’il s’agissait d’un homme. C’était la première fois qu’un sexe mâle la paniquait, malgré qu’il fût de dimensions modestes.
Ayant renseigné la prostituée sur une partie de son état civil, l’homme farfouilla à nouveau dans le réticule. Il en sortit un gros tube dont il dévissa le bouchon. Pendant qu’il agissait, Minouche eut le loisir de lire ce qui était imprimé sur le tube : « Toutien, colle extra-forte ».
Le client pressa le tube au-dessus du large visage peinturluré de Minouche. Il fit pleuvoir une quantité de virgules poisseuses sur la figure de la fille, les étala ensuite avec la queue aplatie du tube. Puis il ramena en avant les cheveux noirs qui formaient une crinière attilienne à la guerrière du macadam, les étala sur son avant-bras afin de constituer une espèce de rideau fourni et les déposa sur la couche de colle.
Un étrange masque noir s’abattit sur les traits de la putain. Elle avait l’air d’un animal mal défini des profondeurs amazoniennes. Ses soubresauts, ses grognements, ses frissons épidermiques entretenaient cette illusion.
— Maintenant, tu commences à être belle, dit l’homme. Il y a toujours quelque chose à tirer de l’individu le plus disgracié. Ta laideur fascinante se mue en un mystère bestial. C’est très excitant.
Il hésita sur l’exploitation sensorielle à tirer de la conjoncture. S’agenouilla entre les jambes de Minouche, s’aperçut alors que son physique ne partageait pas son émoi spirituel et se remit à la verticale.
— Décidément, ça va devenir une manie, soliloqua-t-il.
Il tira de son sac un couteau à la lame effilée. Vieil instrument de cuisine, affûté par l’usage, auquel une longue pomme de terre crue servait de fourreau.
L’individu promena le plat de la lame sur les grosses cuisses tumultueuses de la pute. Le triangle d’acier dévalait la chair molle, se perdait un instant dans un repli pour, aussitôt, escalader un renflement émaillé de cellulite. La malheureuse Minouche tenta l’impossible pour se défaire de ses liens, mais plus elle forçait sur eux, plus ils mordaient dans sa viandasse soufflée ; elle eut bientôt les poignets en sang.
— Ne vous agitez pas, la belle, fit son tortionnaire. A quoi bon regimber contre la fatalité ? Vous n’êtes plus qu’un gros poisson écœurant, genre silure, capturé par une nasse. Le sort distribue les rôles à sa guise, il se trouve qu’aujourd’hui vous soyez victime et moi bourreau. Je tiens un couteau et vous avez un ventre. Un sacré ventre, d’ailleurs ! Un ventre sur lequel d’autres individus plus déphasés que moi viennent danser une pauvre danse déjà macabre. Je vais donc, sans brutalité aucune, mais très fermement, enfoncer ce couteau dans ce ventre. Je partirai du nombril et découperai le plus bas possible. Une masse d’entrailles sortira du sac ; il me suffira de soulever le matelas pour qu’elle chute sur le plancher. Bien entendu, je suis fou, selon les critères en usage. La folie, pour reprendre le jargon de ces beaux savants, est un état de grâce. Elle est la source de plus ardentes tentations, partant, les plus intenses libérations. Quoi de plus beau qu’un fort désir bien assouvi ? Auparavant, je vais récupérer mes trois cents francs, il serait impie que votre souteneur touchât le prix de votre trépas.
Le micheton récupéra son bien. Le sac de la donzelle contenait quelques billets qu’il négligea sans hésiter. Il prit donc son argent et recula jusqu’au fond de la pièce, c’est-à-dire de deux pas.
— Je ne suis pas pressé, fit-il, concentrez-vous bien, ma chère petite ; la conscience du plus juste est encombrée de scories qu’il convient de déblayer avant de mourir. La vieille expression « rendre son âme à Dieu » sous-entend qu’on la lui rende propre.
Il eut un sourire léger, heureux.
Sans bruit, il quitta ses chaussures (des mocassins masculins) et demeura longtemps adossé au mur. Dans l’immeuble, des radios racontaient les malheurs de l’humanité par l’organe d’André Arnaud. Malgré la voix chaleureuse de ce dernier, tout ça était bigrement dégueulasse et flanquait l’envie d’aller ailleurs. Mais il n’y avait pas d’ailleurs, et c’était plus dégueulasse encore.
L’homme retenait son souffle en contemplant Minouche-la-Nantie en train de se démener, et de geindre, énorme, écœurante par toute sa bidoche malsaine. Sa grosse babasse à crinière béait. Le micheton avait envie de gerber, malgré tout, l’horreur de ce sexe le fascinait.
Il préparait son geste de mort, le vivait à l’avance, le projetait au ralenti dans son esprit écorné pour déguster son accomplissement.
Un sentiment de triomphe le dopait. Certitude d’une impunité radieuse, quel que soit le devenir de l’aventure. Ce qu’il vivait présentement était féerique. Ensuite viendrait la rentrée car cela ne pouvait durer toujours. Il était en vacances. Mais quelles vacances ! A l’instar des Japonais qui n’en prennent qu’une fois dans leur vie, il photographiait chaque seconde de son escapade pour constituer un fantastique album qui lui servirait à exister jusqu’à la fin de ses jours.
Au bout d’un instant, la pute cessa de s’agiter.
— Oh ! après tout, je m’en vais ! fit l’homme.
Il alla chercher sa grosse valise et la traîna sur le palier. Ensuite il revint.
— Je vous laisse attachée, quelqu’un finira bien par monter, non ? Votre jules, ou une collègue.
Il claqua la porte.
Minouche-la-Nantie crut, l’espace de quelques secondes, qu’il avait réellement quitté la pièce. Une joie démesurée souleva son énorme poitrine.
C’est l’instant que choisit le fou pour plonger son couteau dans son ventre, exactement là où il l’avait annoncé, c’est-à-dire en plein nombril : cible naturelle, faite pour un jeu de fléchettes.
Il saisit le manche à deux mains et trancha les tissus en tirant fortement à lui. Les chairs se déchirèrent. Une odeur affreuse jaillit dans la pièce. Le meurtrier stoppa au niveau du pubis. D’un œil intéressé, il considéra son travail. Puis il retira la lame et l’essuya avec le tutu de Minouche posé sur le dossier de la chaise. La lame retrouva le tubercule qui lui servait d’étui. L’homme se lava les mains dans le bidet.
De retour sur le palier, il demanda à la valise comment elle allait. La valise ne lui répondit pas. Il frappa contre la cloison dure sans obtenir de réponse. Alors il l’ouvrit. Toinet était installé en position de fœtus à l’intérieur. Il avait les traits violacés et avait perdu connaissance.
Et alors on est là, Béru, Mathias, moi, toute la sainte clique chez le père Pinaud :
Le Vieux a abandonné son saint siège à hémorroïdes pernicieuses pour s’installer à plat ventre sur un canapé.
Son épouse attentionnée lui oint les varices anales avec une matière crémeuse qui donne de la scintillance au bouquet bleuté fiché dans le prose lamentable de notre ami.
Pourquoi ce retour chez lui ? Pourquoi ai-je l’impression, pour la première fois de notre carrière, qu’il est le sage, le chef, l’oracle ? Ce drame qui affecte mon foyer me prive d’un ressort essentiel ; je me sens démuni devant les circonstances.