Sans un minimum d’hypocrisie on pourrait plus se fréquenter, les hommes. On passerait son temps à se cracher à la gueule ou à se montrer son cul.
J’explique à mes disciples la ruse de Formide, tronçonnant la communication pour éviter d’être repéré.
— Tiens, c’est nouveau, bougonne Béru.
Il ajoute qu’il mangerait volontiers quelque chose, l’heure de la graille étant dépassée. Juste un brise-faim, la moindre : un jambonneau sur le pouce. Est-ce qu’il n’y aurait-il pas une charcuterie d’encore ouverte dans le coinceteau ?
Pinaud se dresse, malgré le pénible fardeau qui lui pend aux miches.
Insoucieux de ces aumônières, voué à la cause, martyr stoïque, il étend ses bras, que tu croirais le Christ du Corcovado au-dessus de Rio ; sauf que le Christ du Corcovado n’a pas de mégot à la bouche et ne porte pas de chapeau moisi.
— J’ai compris, dit-il.
— Tu as compris quoi ?
— Sana, tu veux bien demander qu’on passe la bande des trois communications ?
— Pourquoi ?
— S’il te plaît.
Il est fait droit à sa demande. Baderne-Baderne s’accoude à la portière, depuis l’extérieur pour mieux entendre.
— Surtout, recommande-t-il, que personne n’effleure mon postérieur, sinon je m’évanouirais.
Les yeux fermés, le mégot mort au mors, il écoute comme Karajan écoute la copie de travail d’un de ses enregistrements.
Respectons le mécanisme de ce beau cerveau poussiéreux. L’homme tendu vers la compréhension est infiniment respectable et souiller d’un quolibet son effort mental équivaut à cracher au visage du Seigneur.
Il prête donc l’oreille à cette communication saucisson. Pas un muscle de son chapeau ne bronche. Et puis, lorsque cesse l’enregistrement, Baderne-Baderne rouvre des yeux éblouis par la totale évidence.
— C’est bien ce que je pensais.
— Tu sais que l’temps presse, Prosper ? lui fait remarquer Bérurier.
— Cet appel, c’est simplement pour en arriver à la phrase finale, Tonio, déclare l’homme du paléolithique, celle où il prétend appeler d’un arrêt d’autobus. Demande aux spécialistes du son de vérifier : ce coup de téléphone a été passé depuis un intérieur. Et ce n’est pas un moteur de bus qui couvre sa voix sur la fin, mais celui d’un moulin à café électrique enveloppé d’un linge. Autre chose, si cette fois il a bien pris garde au temps, c’est parce qu’il ne voulait pas qu’on repère ne serait-ce que le central. Et savez-vous pourquoi, mes amis ? Parce qu’il est là, tout près et qu’il nous voit ! Non ! Ne levez pas la tête. Ayons l’air de mordre à son hameçon. Son souci, c’est de nous entraîner autre part, il faut lui donner satisfaction en apparence. Ne pas contrarier cet individu, puisqu’il se complaît dans le pire !
Donnant l’exemple, le Vaillant introduit sa gerbe d’hémorroïdes dans la bagnole.
SECOND INTERLUDE
A
— J’ai l’impression que le petit est tout à fait remis, dit Mme Malipense (sa mère était une Honnisoy, de la branche cadette).
La chère femme dotée d’une nature compatissante, sinon tout à fait généreuse, regardait Antoine manger une barre de chocolat noir un tantisoit moisi (redis-le moisi) sur la couture du pantalon.
Cette dame était entrée dans son humble droguerie à peine plus grande qu’une cabine de bain, tenant un gamin vert pomme, à la bouche filamenteuse, dans ses bras. Elle lui avait demandé un vulnéraire quelconque pour le petit et la dame Malipense, accorte veuve d’une cinquantaine d’années, s’était empressée. L’on avait bassiné le visage du gosse, on lui avait fait croquer un sucre arrosé d’élixir de la Grande Chartreuse (Mme Malipense était native de Saint-Laurent-du-Pont) et il se remettait tout à fait de son « malaise » en dégustant le chocolat vénérable débusqué derrière une pile d’assiettes dans le placard vitré de la cuisine.
La « maman » du petit (selon l’estimation toute naturelle de la droguiste) avait des manières qui sentaient bon la classe bourgeoise, qu’on aura beau dire et faire, régime social ou pas, hein ? Bon, vous avez compris Mme Malipense. Elle avait une allure masculine et une voix grave, mais son vocabulaire révélait la solide instruction qui tant se perd, s’est perdue, que va donc demander à un étudiant de nos jours de qui Henri IV était le papa.
— Chère madame, fit la « maman », puis-je encore abuser de vous en vous demandant une feuille de papier blanc et un crayon feutre ?
— Mais c’est facile, dit la marchande de naphtaline.
Elle arracha le feuillet central d’un cahier qui lui servait de pense-bête et prit un feutre sur un présentoir, car elle « faisait » quelque peu de papeterie.
Sa visiteuse intempestive remercia, s’assit à la table de l’arrière-boutique où la dame existait après la fermeture du magasin. Elle traça en caractères d’imprimerie ces cinq mots chagrins : « FERMÉ POUR CAUSE DE DÉCÈS ». Ayant repéré un carton plein de rubans adhésifs de la marque « Scotch », elle en saisit un qu’elle utilisa pour aller placarder son « avis » sur la vitre du magasin, ensuite de quoi, elle ôta prestement le becs-de-cane sans se montrer et revint en jouant avec l’objet.
La droguiste qui continuait de s’intéresser à l’enfant n’avait pas pris garde aux agissements de la dame. Pourtant, lorsqu’elle vit son bec-de-cane, elle sourcilla. Quand un cheval aperçoit un objet inusité, il se cabre au lieu de chercher à comprendre. La veuve Malipense fit de même. Elle resta coite, le regard braqué sur cet ustensile qui eût dû se trouver fiché dans la serrure de sa porte.
— Venez par ici, il faut que je vous dise quelque chose, murmura la « visiteuse » avec une telle autorité que Mme Malipense ne songea même pas à regimber. Et elle entraîna son hôtesse dans la salle d’eau, où l’on avait nettoyé le visage de l’enfant.
— Qu’y a-t-il ? chuchota dès lors la droguiste (en politique on emploie beaucoup « dès lors », tu remarqueras, ça doit épater les cons).
Elle fut soudain effrayée par le regard fixe et le sourire stratifié de la « maman ». Mais elle n’eut pas le temps de supputer beaucoup : le coup de bec-de-cane qu’elle morfla sur le temporal transforma illico la modeste salle d’eau en un luna-park scintillant de lumières agressives. Le second coup éteignit la féerie et la veuve Malipense chuta sur elle-même et devint peu de chose.
Formide retourna dans la pièce où Toinet achevait son chocolat.
— Elle est d’accord ? demanda le môme.
— Tout à fait d’accord, on va pouvoir passer la journée chez elle.
— Tu vois que j’avais raison. T’es sûr qu’elle dira rien ?
— J’y veillerai.
— Au poil, mec ! Tu veux bien me brancher la téloche, c’est l’heure à Philippe Bouvard ; y reçoit des tas de cons, c’est marrant parce qu’il leur cause en faisant semblant de pas s’en apercevoir ; alors ces cons, y croivent qu’ils font illusion et ils deviennent encore plus cons. Un mec, tu le fais causer de lui, il devient sérieux. Tu croyes que tous les adultes sont cons, toi ? Que c’est obligé ?
— Cons ou fous, le choix n’est pas grand, répondit Formide.
Il brancha la téloche. Bouvard passait au gril une chanteuse canadienne maniérée et il n’avait pas à forcer son talent. Il suffisait de la laisser parler, ça venait tout seul.
Toinet tourna le dos à la vie pour se perdre dans la magique lucarne. Pendant ce temps, Formide s’en fut explorer le magasin. Dans l’angle le moins pratiqué il avait remarqué une accumulation de bonbonnes. Il aimait les bonbonnes, leur trouvait un aspect débonnaire, voire engageant. Il s’agenouilla devant ce troupeau ventru dont le paillage sentait encore la campagne et se mit à déboucher chaque bonbonne l’une après l’autre pour en renifler le contenu. La quatrième contenait ce qu’il espérait trouver et l’odeur lui cingla le cerveau d’un trait de feu : du fumant, plus savamment appelé acide sulfurique concentré.