— Et du point de vue alimentation, insiste le docteur made in Carpates, vous mangez beaucoup ?
— Cela dépend, rétorqué-je, car je suis très gourmand. Si on me sert des lames de rasoir en salade, alors là, je torche l’assiette, mais vous ne me feriez pas avaler une bouchée de magret de canard au cambouis pour tout l’or du monde.
Il consulte à la dérobée sa check-list étalée devant lui.
— Vous avez de la religion ?
— Beaucoup, mon général, je lis la Bible à l’endroit et à l’envers et en japonais.
— Vous savez qui est Président des États-Unis ?
— Quelle question ! C’est Cassius Clay !
Dubitatif, il est sur le point de conclure là mon examen de passage ; pourtant, d’une voix lasse, il interroge :
— Quel âge avez-vous ?
— Ça dépend, monseigneur, s’il s’agit de l’âge que j’avais à ma naissance ou de celui que j’ai aujourd’hui.
— Celui d’aujourd’hui ?
— Impossible de vous répondre, je n’ai pas acheté le journal ; mais si vous en avez un, vous trouverez mon âge sous les cours de la Bourse, il est écrit en italiques. A ce propos, savez-vous que l’écriture italique est d’origine vénitienne ? Vous l’ignoriez ? Je comble donc une lagune de votre éducation, monsieur le comte. Tenez, baisez-moi la main et donnez-moi cent francs, je voudrais acheter des cacahuètes à votre femme.
Cette fois, le toubib se lève. Il pétrit à nouveau ses bubons, mais aucun n’est à point et il devra les vendanger une autre fois.
Il presse ensuite un bouton plus juteux, puisqu’il déclenche une sonnerie. Deux infirmiers se pointent. Deux balèzes : rien dans la tronche, tout dans les muscles. Ces mecs, quand ils pensent, c’est à rien.
Ils sont en espadrilles blanches ; portent un pantalon de traininge et une blouse courte, sans manches, boutonnée par-derrière.
— Installez-le au pavillon F, ordonne mon vis-à-vis.
— Bien, docteur !
— Comment ! m’écrié-je, vous êtes docteur et ne le disiez pas ?
Je lui tends la main.
— Ravi de vous connaître, monsieur Schweitzer !
Les balèzes m’entraînent fermement.
Il existe six pavillons dans cet asile, disposés en rond sur un grand terrain jadis agricole. Le centre constitue le lieu de promenade pour les pensionnaires. Une pelouse malvenue, complantée d’arbrisseaux renâcleurs et dotée de bancs en Fibrociment cherche à agrémenter l’espace circulaire, mais il s’en dégage une impression désespérante de terrain à tout jamais vague. Des malades errent par les sentiers galeux, en marmonnant leurs problèmes. Certains occupent les bancs et y restent prostrés. D’autres se groupent pour une discussion dont la perspective seule me fait frémir. Je suis obligé de penser très fort à Félicie pour ne pas hurler et détaler. Mais où irais-je ? L’établissement est cerné d’un grillage aussi haut que celui qui entoure un jeu de golf quand il borde une route, avec trois rangées de barbelés au sommet, pour faire le bon poids. Et l’entrée est aussi redoutable que celle d’une prison. Un traczir monstre m’empare. Tu sais quoi, chérie ? Tu donnes ta langue ? Donne ! Moi je donnerai la mienne au chat que tu voudras ! Je viens de penser que seul le Vieux est dans la combine et sait où je me trouve. S’il lui arrivait un turbin, je serais bloqué dans cet asile. Et va-t’en crier « pouce, je ne joue plus ! » Pour un psychiatre, le signe le plus probant de la folie chez un patient réside dans sa prétention à être sain d’esprit.
Alors, très fort, je prie pour la santé du Dabe, qu’il se porte comme un charme, voire, en sus, comme toute une forêt de charmes ! Qu’il prenne bien son sirop contre la toux, ainsi que ses vitamines, le chéri ! Que son chauffeur le drive à 40 à l’heure, et qu’il tienne bon la rampe en descendant l’escadrin. Les dames occupent les pavillons A.B.C., les hommes, les pavillons D.E.F. Chaque construction est affectée à une catégorie de malades. Par veine, mon rôle de composition m’a valu d’être bouclardé dans le même bâtiment que Bruno Formide. Je me suis fait projeter des photos super-agrandies du gaillard, de manière à le retapisser au premier coup d’œil.
Mes deux infirmiers-geôliers m’introduisent en ces lieux désespérants où les portes sont sans loquet, on les ouvre avec une clé et les referme aussitôt entré. Les fenêtres ne comportent pas d’espagnolette, là encore c’est une clé qui permet de les actionner, bien que, de l’autre côté, il y ait des barreaux. Oh ! ceux-ci sont ouvragés, genre espagnol olé ! olé ! mais tout aussi implacables que des barreaux de prison.
Le pavillon F est dirigé par un gros mec porcin dont la blouse est d’un bleu épinard aussi agréable à l’œil qu’une bouse de vache géante. Son regard continuellement assoupi vigile néanmoins au fond de deux cavités obliques.
L’un de mes mentors lui tend mon dossier. Le gros gusman l’ouvre, jette un œil à mon nom…
— Tu t’appelles Saint-Antoine ? me demande-t-il.
— Exactement, Votre Honneur, avec deux « 1 » à Saint.
Le gros hoche la tête et jette d’un geste dégoûté mon dossier sur son bureau de bois blanc recouvert d’un très beau lino jaspé.
— Lit No 24, dit-il. Ii se tient tranquille, j’espère ? Enfin, nous verrons bien.
Il réprime un merveilleux rot parfumé à l’ail et nous fait signe d’évacuer le terrain, à moins qu’il n’évente ses propres miasmes ?
On franchit de nouvelles lourdes sans loquet, on arpente un couloir peint en jaune vérole, des portes encore, et puis voici un grand salon meublé d’osier, où des louftingues passent un temps infiniment misérable, devant des cartes à jouer ou la téloche. J’examine ce pauvre monde d’une œillée captatrice, comme l’écrit Claudel dans son Ode au président Mitterrand, et n’ai aucune peine, mais par contre la joie, d’aviser Bruno Formide assis près de la fenêtre dans un fauteuil, occupé à lire la vie édifiante de saint Tignasse de l’Aloyau qui fonda l’ordre des Jésuites. Franchement j’ai du vase, bien que n’étant pas natif de Soissons. Venir dans cet asile pour y contacter un louf et le côtoyer d’entrée de jeu, ces choses-là n’arrivent qu’à moi, et encore parce que je suis un romancier qui ne se casse pas le chou. Tu serais tombé sur un tourmenté de l’affabulation, t’en avais pour deux pleins chapitres avant que s’établisse le contact souhaité. Tandis que mézigue, c’est du droit au but. On a pas le temps de faire de la broderie, mon gars. On taille dans la masse. Sana, c’est le bûcheron de la littérature. Il sculpte à la cognée. Sa prose, espère, c’est pas du Louis XVI branlant. Mes romans sont de style roman, voire même romand quand l’action se déroule au bord du Léman.
Donc, je retapisse Formide.
On me conduit au dormitoir. Il est conçu pour vingt-quatre lits (deux rangées de douze). Un rideau coulissant isole chaque plumard, à l’ancienne mode, façon Hôtel-Dieu des temps jadis. Mon paddock étant le dernier, je bénéficie d’un mur et d’un rideau.
L’un des cadors me dit :
— C’est ton lit. Vingt-quatre. Tu te rappelleras. Deux et quatre ! Tâche moyen de pas te gourer. Je mets ta valise dans le placard qui est à côté. Placard, valise ! Tu piges ?
— Soyez sans inquiétude, mon cher maître, réponds-je.
Les deux gorilles se retirent.
Les seules lourdes pouvant être mues par les pensionnaires sont les deux portes coulissantes séparant le dortoir du salon. Je m’hâte d’y retourner. A la télé on passe un documentaire sensationnel sur la manière de greffer les rosiers. La moitié des sinoques agglutinés en salivent d’émotion, tant tellement que c’est superbe. Je regarde un instant. Puis je fais mine de musarder. Un infirmier surveille tout ce joli monde, assis à califourchon sur sa chaise, les bras au dossier, dans cette posture qu’affectionne Philippe Bouvard quand il demande à des cons la manière qu’ils déconnent et combien ça leur rapporte. Le gars est plus roux que mon cher Mathias. Rouquin à ce point, y a insulte à la race blanche ; on a l’impression qu’il est en flammes, ce mec. L’envie te prend de bondir sur l’extincteur pour l’arroser de mousse carbonique. Il me regarde sans passion, se contentant de me faire signe d’approcher, ce dont je.