Bruno Formide se perd en contemplation. Il n’arrête pas d’admirer l’œuvrette.
— Ce sont les mômes qui te fascinent ? plaisanté-je.
Il hausse les épaules.
— Non, la naïveté de l’ensemble. L’artiste qui a exécuté cela devait avoir le cœur pur.
Nous sommes chez moi, à Saint-Cloud. Au fond du jardin, là que se trouvait une resserre à outils, j’ai fait aménager une sorte de studio bien coquet, que nous avons meublé avec les surplus du grenier. L’annexe, comme on l’appelle, nous sert à héberger de la parenté, quelquefois : la cousine Mathilde, Muguette, une vieille amie à grand-mère qui s’éternise sans s’occuper de son extrait de naissance, Irma Marluche, une potesse de pension à ma Félicie, veuve, reveuve, mais très marrante de tempérament. Depuis qu’Antoine, notre adopté, grandit et qu’il lui faut une piaule pour lui tout seul, on avait besoin d’une pièce supplémentaire.
C’est dans celle-ci que j’installe mon « camarade » Bruno. M’man, réveillée par notre arrivée, se lève et vient aux nouvelles. Tu la verrais, ma chérie, dans sa robe de chambre écossaise (à carreaux gris, blancs, noirs) elle est pâle comme un spectre. Elle s’efforce de regarder le tueur d’enfants, et ses yeux s’exorbitent, ses narines se pincent. Je me dis qu’un jour, elle aura ce visage de cire, ma vieille gisante, et qu’elle sera roidement morte, indiciblement. Morte à m’en faire mourir aussi. Je ferme les yeux. Reprends mon souffle qui est tombé tout en bas de mes poumons et que j’ai du mal à attraper.
— Un ami, maman. Il s’appelle Bruno. Il va rester quelques jours ici.
Bruno s’incline, cérémonieux. C’est l’assassin bon chic bon genre. Il attend que m’man lui présente la main. Elle le fait, d’un geste automatique.
— Voulez-vous vous restaurer ? demande-t-elle après avoir vivement récupéré sa dextre glacée d’effroi.
Nous remercions. Par contre, on prendrait bien un bon café, n’est-ce pas, Bruno ? Il ne faisait pas chaud au pied de ce massif de buis, pendant qu’on attendait l’arrivée des pompelards.
Félicie dit qu’elle va en préparer.
Je recommande à Formide de se reposer, je reviens tout de suite, le temps d’aller lui chercher des fringues à moi car il ne va pas pouvoir rester en pyjama de l’asile jusqu’à la saint-glinglin.
Il se laisse choir dans un fauteuil et branche le poste de radio. Il trouve une station où l’on mouline de la musique de routiers.
Dans la froidure du jardin, je prends ma vieille par l’épaule.
— Dure épreuve, pas vrai, m’man ?
— C’est terrible. Quand je pense qu’Antoine est à deux pas de ce monstre.
— Ne t’inquiète pas, on va le neutraliser, tout est prêt.
— C’est-à-dire ?
— Tu vas flanquer dans le café le contenu d’une ampoule que je vais te remettre, ça le fera roupiller pendant douze heures ; demain, Mathias viendra s’installer à son chevet avec tout ce qu’il faut pour faire parler un homme, même un type qui roule sur la jante…
— Tu crois qu’il révélera où il a caché cet enfant ?
— Il le faudra bien.
Elle frissonne.
— A le voir, on…
— Oui, je sais : on lui confierait une classe de neige dans un chalet de montagne.
Le costard est trop grand pour lui, mais en retroussant le bas du futal et les manches et en reculant le boutonnage, il pourra le porter sans trop ressembler à un épouvantail. D’ailleurs quelle importance ? Il est probable qu’il n’ira jamais se promener en ville car, sitôt que nous lui aurons arraché son secret, nous le reconduirons à l’asile.
Il paraît détendu.
— Vous ne buvez pas de café ? s’étonne-t-il en éclusant le sien.
— Tout compte fait, je préfère un verre de cognac, je n’ai pas envie de gâcher un aussi beau sommeil.
— Vous comptez rester longtemps ici ? demande Bruno Formide en allant et venant dans la pièce, sa tasse à la main.
— Quelques jours, histoire de laisser pourrir les recherches. Ce qu’il y a de bon dans l’actualité, c’est qu’elle ne dure pas. Il y aura bien, dans les quarante-huit heures, quelque nouvelle guerre, ou un attentat à grand spectacle qui reléguera notre évasion dans les oubliettes.
Il rit.
— D’ailleurs, deux fous qui font le mur ne constituent plus un scoop, à l’époque actuelle, renchérit mon compagnon.
Il dépose sa tasse vide sur la soucoupe, réprime mal un bâillement.
— Eh bien, je crois qu’il n’y aura pas besoin de me bercer, fait-il. Merci pour cette opération rudement menée, mon cher, ainsi que pour votre hospitalité.
Je prends congé de lui, mais avant de gagner mon lit, j’attends qu’il se soit endormi en le guignant par la fenêtre. Il se couche, éteint la lumière.
Je reste un long moment en faction près de sa porte. On a beau être un flic de choc, ce n’est pas tellement bandant d’héberger un tueur d’enfants.
Cette irremplaçable odeur de café et de croissants chauds constituant l’un des mille petits bonheurs prodigués par Félicie vient me titiller le pif jusque dans ma salle de bains. Je cesse d’interpréter le grand air de La Traviata, si cher à mon ami Jean-Pierre Mocky, me torchonne la frisure poitrinale et passe un sublime peignoir de bain, orange comme toute la nation batave.
Je descends nu-pieds dans la salle à manger où m’man achève d’aligner une théorie de pots de confitures de sa fabrication. De la marmelade d’orange, type britiche, à la gelée de groseilles, en passant par la reine-claude et la cerise entière, Félicie remporte la médaille d’or dans cette discipline. Quand elle me propose sa batterie de marmelades, compotes et toutim, je me sens devenir gourmand comme un curé d’avant-guerre. Je pioche avec impudence dans tous les pots, histoire de me composer une palette enchanteresse. Maman me regarde déguster, ravie. Elle finit toujours par s’exclamer : « Seigneur, j’oubliais ! »
Et vite trotte-menute dans sa réserve pour y débusquer une merveille bien cachée : confiture de marrons ou de fraise-rhubarbe destinée aux grandes occasions. Or, chacun de mes repas à la maison représente pour ma brave femme de mère une « grande occasion ».
Comme j’achève de tartiner un croissant avec du beurre paysan, la porte s’ouvre et Marie-Marie surgit, toute fraîche dans un petit imper genre toile cirée de chez Courrèges.
Son visage s’illumine quand elle m’aperçoit. J’aurais pu écrire s’éclaire, mais c’eût été insuffisant.
— Que vois-je ! s’écrie-t-elle : Superman est à la maison ! Mais c’est jour de gala !
Elle vient faire miauler deux bises sur mes joues rasées à neuf.
— Eh ben dis donc, il y a au moins deux mille ans qu’on ne s’est vus, dit la jolie Musaraigne en ôtant son imper.
— Un peu plus, soupiré-je. Mais tu n’as pas perdu ton temps, ma vache, ce que tu es bellissima ! La Maison Dunlopillo a travaillé ferme sur ton avant-scène, t’as de ces loloches maintenant en comparaison desquelles celles d’Ursula Andress ressemblent à deux boutons de fièvre.