Il sent qu’il éblouit le gendarme et rend Béru boudeur ; ce sont deux raisons suffisantes pour porter son orgueil à l’incandescence.
— Tu vas t’acheter des conserves et t’installer au château pour veiller le de cujus en attendant l’arrivée possible des siens, tu mords ?
Il se renfrogne illico. Faut admettre qu’il y a de quoi refroidir les optimistes. Loger dans cette vaste masure démeublée en compagnie d’un cadavre, ça n’est pas exactement ce à quoi rêvent les jeunes filles ; ni même les vieux poulets rances.
— Tu garderas la liaison avec la gendarmerie. Le brigadier se fera un plaisir, je pense, de t’assister…
— Et comment, s’enorgueillit l’homme sans cors au pied. Je m’appelle Névudautre, Jean Névudautre, mon père était lieutenant des douanes, vous avez dû entendre causer ?
Ebloui par cette hérédité, je lui tends une main de fer.
— Bravo, brigadier, en vous apercevant, on sent tout de suite à qui on a affaire.
Je propose une vraie cigarette à Pinaud, manière de colmater sa mélancolie. Il l’accepte, l’écosse, en fait deux avec la même et me sourit.
— S’il y a du neuf je t’appelle ? demanda-t-il.
— Et comment. De toute façon, j’assisterai aux funérailles.
Là-dessus, après avoir malaxé des cartilages, je me taille, flanqué du brave Béru qui pleure la faim.
— J’aurais dû choisir un métier où ce qu’on briffe à heures régulières, se lamente le Gros. Moi, c’est mon cauchemar.
— A ta place, je présenterais un numéro de boulimie dans un music-hall, conseillé-je. Comme ça, tu pourrais tortorer régulièrement, sauf le dimanche lorsqu’il y a deux matinées.
CHAPITRE VI
La faim… et les moyens
Il est treize heures à ma montre et une heure moins cinq à celle de Béru lorsque nous pénétrons dans la capitale. Le temps est maussade, les pensées de mon compagnon itou.
— Je te préviens loyablement que si nous n’allons pas becter tout de suite, je fais un malheur, avertit le preux Béru.
C’est alors qu’il me vient une idée qui vaut son pesant de matière grise.
— T’aimes la cuisine russe, Gros ?
Il tourne vers moi une façade convulsée.
— Mets-toi une chose dans le crâne une fois pour toutes, San-A., annonce mon bâfreur diplômé : j’aime toutes les cuisines, tu m’entends ?
Il passe sur ses lèvres graisseuses une langue large comme la traîne d’un manteau de sacre.
— Toutes ! répète-t-il avec dévotion. Toutes. C’est physique, quoi !
Je vire sur la place de l’Etoile et fonce en direction de La Petite Sibérie.
Peut-être que les pingouins de la boîte pourront me filer des tuyaux sur Alliachev puisqu’il était un habitué du cru ? Qu’est-ce que je risque à les questionner, après tout, hein ?
Par grâce toute spéciale du destin, je trouve une gâche pour ma charrette juste en face de la taule. C’est un signe, non ? Moi je suis comme Saint-Saëns, je crois aux cygnes.
— Dis donc, bée Béru, c’est de la boîte snob, à ce qu’on dirait… Ça tombe bien que je sois relingé façon grand-duc !
— Et comment, opiné-je en matant ses revers flétris et la tache de graisse qui lui étoile le valseur. Nippé comme te voilà, tu peux te présenter n’importe où sans mot de recommandation.
Il est heureux, Bibendum. Il biche, il salive !
Le loufiat qui m’a dorloté la veille vient nous prendre en charge et nous drive à une table située sous un bath tableau plein de dorures qui représente Moscou à l’époque des moustachus.
Béru, intimidé, se cure les ongles avec la fourchette de son couvert, puis dépose tardivement son chapeau sur un buste de bronze représentant la Grande Catherine. Le maître d’hôtel fait la gueule, la Grande Catherine aussi, probable, mais comme elle a le bitos du Gros enfoncé jusqu’aux gencives, on ne s’en aperçoit pas.
— Pourrr messieurs, ce serrra ? roucoule le tondu.
Il propose à Béru un menu large comme une affiche du cirque Amar.
Le Mahousse y jette un coup d’œil, puis, me tendant le programme, déclare en regardant le maître d’hôtel :
— Annonce toi-même la couleur, San-A. Je suis partant. Tout ce qui se bouffe, je le bouffe. Et plus c’est gras, plus je me régale !
Je commande donc des aliments extrêmement riches en calories afin que le foie de mon complice ne se sente pas trop dépaysé.
— Tu me croiras si tu voudras, fait l’estimable déjection, mais c’est la première fois que je graille chez les Popoffs. Dis donc, y sont rien régences, les mecs ! M’est avis que le Kremlin de Moscou n’a rien à voir avec le Kremlin-Bicêtre !
Il fait un léger panoramique sur l’assistance sélect qui caviarde alentour et murmure en posant son coude dans le beurrier :
— Comme quoi faut avoir de l’éducation. Imagine un peigne-cul comme Pinaud dans c’te crèche…
L’évocation le fait pouffer d’un gros rire semblable au grésillement d’un tombereau de patates plongées dans de la friture.
Nous attaquons notre déjeuner de fort bon appétit.
Nous en sommes au gâteau de fromage lorsque l’incident se produit. A priori il n’a rien d’un incident, car il n’en constitue un que pour moi… Je vois passer quelqu’un entre les tables. Ce quelqu’un arrive du vestiaire et se dirige vers la sortie. Ce quelqu’un est une femme. Et cette femme, croyez-moi ou bien allez vous faire traiter le grand zygomatique au bain-marie, cette femme, répété-je, n’est autre que la petite bonniche aux taches de rousseur de la veuve Godemiche. Un peu surprenant, non ? Je parie que vous faites des tronches pour publicité de laxatifs. Pourtant je n’invente rien.
Je dépêche un coup de coude dans la brioche du Gros.
— Tu vois cette souris, Béru ?
— Il me faudrait un petit sujet commak après les liqueurs, plaisante le Gros.
— En attendant, grouille-toi de lui filer le train…
— Quoi !
— Fissa, je te dis ! C’est sensationnel !
Bérurier a un court instant de flottement.
— Mais j’ai pas bu mon caoua…
— Tu te barres, oui ?
Comme il a une conscience professionnelle surmultipliée, il se lève en ahanant et se grouille vers la sortie, non sans renverser au passage le sac à main d’une douairière, la carafe de vodka d’un convive et le porte-pébroques de l’entrée.
Je regarde le buste de la Grande Catherine, libéré du couvre-chef de mon pote. Il lui reste, en témoignage de ce couronnement imprévu, trois cheveux du Gros qui ressemblent à des poils d’éléphant.
Je liche mon caoua, plus celui du gars Bérurier dont la commande avait déjà été transmise. C’est bon, la caféine, lorsqu’on a un excédent de pensées à trier. Car il est plus difficile de trier des idées que des lentilles, fussent-elles de microscope.
Que diantre cette bonniche venait-elle faire ici ? En tout cas, elle n’y déjeunait pas. Au cours du repas, j’ai maté l’assistance et ne l’y ai point vue. Alors ?
Alors, il faut bien admettre que la gosse arrivait des communs ; ce qui veut dire qu’elle a ses entrées dans le restaurant. Tout paraît s’emboîter merveilleusement, comme dans un jeu de cubes. On m’a pris en charge, la veille, au sortir de La Petite Sibérie. On m’a emmené dans la maison prétendument vide de la veuve Godemiche. Le lendemain, je constate que la bonne de Mme Godemiche a des accointances avec La Petite Sibérie. En d’autres termes, la boucle est bouclée.
Je me suis drôlement laissé berlurer par la belle rouquine. Comme comédienne, elle se pose là, la veuve Godemiche ! Elle a sa chance chez Jean-Louis Barrault…