Fallait que je sois pomme pour mordre dans son innocence et croire à sa stupéfaction. Eh ! dis, San-A., qu’est-ce qui t’arrive ? Tu fais de la sénilité précoce ? Tu as la moelle qui se transforme en Viandox ou quoi ? Alors, comme ça, tu jugeais possible qu’une bande de malfrats occupent une maison inconnue pour y opérer leur petit trafic ? Pauvre type, va ! C’est triste, à ton âge…
Je hèle le maître of hôtel pour carmer. Ce n’est qu’un « au revoir », mes frères, à La Petite Sibérie. J’y reviendrai d’ici peu, et pas tout seul. J’amènerai du monde. Ce ne sera pas pour les zakouskis mais pour les tauliers.
En attendant, faut que j’aille parfumer le patron sur toutes ces giries. J’ai idée qu’il doit vachement renauder, le Vieux, dans son bureau. Il aurait becté son sous-main que ça ne m’étonnerait pas.
En passant le seuil de sa crémerie, je constate que mes craintes sont nettement au-dessous de la réalité. Le boss a sa tronche des mauvais jours. Ses yeux aussi expressifs que ceux d’un poisson mort contiennent une rage glacée et ses lèvres minces ressemblent à un trait d’encre rouge exécuté au tire-ligne.
— Vous voilà tout de même, San-Antonio !
J’essaie un sourire qui s’avère aussi inefficace qu’un lavement administré à un fakir après quarante-cinq jours de jeûne.
— Me voilà en effet, patron. J’ai été dans un tourbillon depuis hier…
— Au point de ne pouvoir me donner de vos nouvelles ? questionne-t-il de sa voix aussi chaude que l’intérieur d’un wagon frigorifique.
Inutile de biaiser, ça ne ferait qu’envenimer les choses…
— Je comprends votre ressentiment, monsieur le directeur. Mais je ne voulais vous apporter que du positif…
Il se calme. Sa main ivoirine caresse son crâne ivoirien. Ses manchettes amidonnées ont la blancheur Machin et leurs boutons d’or étincellent de mille feux. (Mille quatre feux exactement, mais j’arrondis pour donner plus de souplesse à ma phrase ; vous le savez : le style c’est l’homme. Un homme comme moi se doit d’avoir un style élégant, souple, nerveux, musclé ; c’est pourquoi j’édulcore, je remanie, je châtie mon langage. Le jour où je serai à l’Académie, je n’ai pas envie qu’un journaliste aigri vienne me brandir sous le nez un texte mal fagoté. Faut prévoir !)
Le boss écoute la relation intime et succincte que je lui fais. Je n’omets rien, sinon mon comportement intime avec Monique de Souvelle, mais au maigre sourire qui vacille sur sa frime hermétique, je comprends qu’il a rectifié de lui-même.
Lorsque j’ai achevé, je me renverse dans mon fauteuil, je croise mes menottes sur mes genoux et j’attends les réactions du Vioque.
Lui se tient adossé au radiateur du chauffage central, suivant une vieille habitude. A croire qu’il a toujours froid au valseur. Il devrait peut-être essayer de se faire poser de la fibre de verre dans le grimpant ?
Il ronge son frein en silence et, lorsqu’il arrive à l’os, se décide à jacter :
— Mon cher ami (tiens, ça ne carbure pas si mal), mon cher ami, j’ai un gros grief contre vous. Je ne vous pardonne pas d’avoir laissé échapper Alliachev. Je vous avais mis sur sa piste parce que, précisément, je voulais le tenir à l’œil…
Moralement, je me fais couler de l’eau chaude pour utiliser le savon qu’il me passe. Le Vieux tire sur ses manchettes, lisse le canapé de sa rosette et enchaîne :
— Néanmoins, la périphérie de votre enquête ne manque pas d’intérêt…
La périphérie de l’enquête ! Je vous jure, faut avoir le bocal à changement de vitesse pour balancer des vannes semblables. Il a le cerveau qui fait des génuflexions, le Dabe.
— Vos avatars prouvent que la piste Alliachev possède des ramifications inattendues… Cependant…
Il avale une salive parcimonieuse. Qu’est-ce qu’il va me déballer encore ?
— Cependant, il est capital qu’Alliachev soit retrouvé, d’extrême urgence…
Bon, je m’y attendais. Il me demande des miracles, quoi, comme d’ordinaire. Quand il n’a pas le temps d’aller à Lourdes, le Vioque, il convoque son petit San-Antonio magique. Et le gars San-A. se débarbouille pour jouer les produits de remplacement.
— Voyez-vous, mon cher ami…
Les relations prennent une tournure affectueuse. On va sur la détente, les gars. D’ici à ce qu’il me roule une galoche, y a pas loin.
— Voyez-vous, mon cher ami, Alliachev travaille pour le compte d’une bande très forte spécialisée dans le trafic de documents. Le siège de l’organisation est à Barcelone…
Il quitte enfin le radiateur, jugeant qu’il a le rez-de-chaussée cuit à point. Il prend place à son bureau et commence de jouer avec un coupe-papier.
— Lorsque l’Interpol m’a signalé l’arrivée d’Alliachef en France, on m’a précisé que ce dernier venait vraisemblablement y chercher des documents qui furent volés le mois dernier au ministère de la Guerre. Documents qui ont trait au récent conflit israélo-arabe. En effet, l’organisation dont fait partie Alliachev est entrée en contact avec les gens du Caire, vous me suivez ?
— Parfaitement, chef.
— Fort bien. J’ai donc pensé qu’en ayant Alliachev à l’œil, on pouvait récupérer les documents en question ; c’était la logique même.
— La logique même, monsieur le directeur…
Le Vieux fait claquer le coupe-papelard sur le cuir de son sous-main.
— Vingt-quatre heures de perdues ! San-Antonio, vous DEVEZ retrouver Alliachev.
— Je le retrouverai, patron.
— Ou tout au moins les documents !
— J’essaierai d’avoir les deux…
Il se lève, marquant par là qu’il juge l’entretien terminé.
— Aux grands maux les grands remèdes ! dit-il en me regardant fixement. Allez-y carrément, ne perdez plus de temps. Même si vous devez avoir des… heu… débordements légaux.
Comme il cause bien, ce monsieur. Son langage ne craint pas de prendre froid car il parle surtout à mots couverts…
— Si, dit-il, vous deviez quelque peu outrepasser… heu… Vous me comprenez ? Je ferai l’impossible pour vous couvrir !
Il se mouille pas trop, le bébé ! Et par-dessus le marka, le voilà qui parle de me couvrir aussi !
Je lui dédie un salut déférent.
— Je ferai l’impossible, monsieur le directeur.
— Vous m’avez compris, qu’il dit, le Grand Dabe.
Tu parles, Charles !
Je me trisse vite fait.
En descendant, je marque un temps d’arrêt dans mon burlingue. Mathias s’y trouve justement.
— C’est vous que je cherchais, m’sieur le commissaire. Je viens d’avoir un coup de tube de Larronde, le journaliste, qui me conseille de vous offrir la dernière édition de son canard. La voici.
Je cramponne la feuille toute fraîche.
Oh ! pardon. Un grand coup de galure à Larronde. C’est du grand art. En quelques heures, ce roi de la tartine a réussi à sortir un papier sur la mort de Souvelle. Il y a même la photographie du comte et, en médaillon, celle de sa masure.
Le journaleux donne le curriculum du défunt, ses titres, son arbre zoologique et tout le chizblitz.
— Tu téléphoneras à Larronde pour le remercier, dis-je à Mathias.
— O.K. !
Il s’évacue dans les profondeurs de la forteresse. Je m’apprête à en faire autant lorsque le bigophone retentit. Agacé, je décroche. Je ne regrette pas d’avoir obéi à cette sollicitation de la sonnerie quand je reconnais le timbre bien huilé de Bérurier.