Les cuisinières en veilleuse dégagent des calories inemployées pour l’instant. Des relents de friture nous titillent les naseaux.
— Ferme la lourde et suis-moi.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Mathias.
Je travers la cuisine, le rouquin sur mes talons. Je débouche sur le vestiaire. Là, il y a deux autres lourdes : l’une qui ouvre sur la salle à manger, l’autre sur la cave. C’est cette seconde qui m’intéresse.
Nous dévalons un escalier de pierre plutôt roide qui nous conduit à un couloir bas de plaftard. Quatre portes prennent sur ce couloir. La première s’ouvre sans rouspétance. Elle donne sur un réduit où ronfle une chaudière à mazout.
Aucun intérêt. Je passe à la seconde. C’est une porte constituée de barreaux de fer. Elle défend la cave à picrate. Je comprends aisément qu’on l’ait pourvue d’une forte serrure. Avec le personnel ruski, c’est plus prudent, car ces mecs ont un gosier plus rapide qu’un écoulement de baignoire.
Je passe à la troisième porte. En fer aussi, celle-là, mais en fer plein constituant un seul panneau. Au lieu d’une serrure, elle en possède trois ! Voilà qui m’excite. Plus on défend l’entrée d’un local, plus votre San-Antonio bien-aimé a envie d’y pénétrer… Textuel !
L’ouverture de ces trois serrures me demande un certain temps. Mais la persévérance est toujours récompensée, on vous apprend ça à partir de la communale et on continue à vous le prêcher dans les mairies (salle des mariages).
Je mets vingt minutes à triompher de ces obstacles, mais j’arrive à mes fins. En l’occurrence, le pote Mathias est d’une patience rare. Il a la bonne idée de faire oublier qu’il existe et de ne pas poser la moindre question.
Enfin, le front emperlé d’une sueur prolétarienne, j’ouvre ladite porte.
— Et v’là le travail ! dis-je.
Nous pénétrons alors dans une pièce étroite qui devait être un ancien couloir désaffecté. On a cimenté le passage, le transformant de la sorte en un local tout en longueur. Le fond est occupé par une table surchargée d’instruments qui n’ont aucun rapport avec la restauration, à moins que ça soit cela la cuisine russe !
Il s’agit d’un poste émetteur de radio. Une chaise de fer achève l’ameublement de cette turne. Aux murs sont accrochées deux mitraillettes et, dans une petite caisse non fermée, nous découvrons des pistolets de fort calibre ainsi qu’une multitude de chargeurs et des boîtes de balles.
Mathias émet un léger sifflement.
— Très intéressant, fait-il, je crois, patron, que vous avez eu la main heureuse…
Je jubile, les gars. Voilà enfin du probant. C’est le Vieux qui va se régaler. Du coup, j’en oublie mes avatars. Une trouvaille pareille, ça vaut quelques coups de goumi sur le couvercle, non ?
— Monte téléphoner au boss qu’il nous envoie du peuple. Il va falloir tendre une souricière. Il y a un coup de filochon carabiné à réussir.
Il opine et me laisse quimper.
— Je peux me servir de l’appareil de l’établissement ? demande-t-il.
— Nature !
Pendant qu’il va ameuter la garde, je m’occupe de la quatrième lourde. Elle aussi est à serrure. Elle n’en comprend qu’une seule, par exemple, mais c’est de loin la plus compliquée. Comme j’ai recours à mon sésame, je perçois trois détonations suivies d’un grand cri. Aussitôt je laisse tomber mes travaux de serrurerie pour défourailler à tout berzingue et bondir dans l’escadrin.
En haut des marches, mon pote Mathias est affalé, inerte, perdant son raisin en abondance. Je me rue jusqu’à lui et, sur ma lancée, l’enjambe comme un coureur de cross saute une haie. J’arrive dans le vestiaire ; une silhouette s’y trouve, qui se carapate en direction de la cuistance.
— Stop ! fais-je d’une voix de ténorino.
En guise de réponse, la silhouette se détourne légèrement et me balance deux pralines. La première se fiche dans le montant de la lourde, la seconde traverse la manche gauche de mon costard. Si vous voyiez votre San-Antonio joli, mesdames, vous grimperiez sur la commode ! Je dois donner dans le genre terrific. Le Boris Karloff de la Rousse ! Mon pétard est au bout de mon bras, mon bras perpendiculaire à mon corps ; mon index presse la détente. Ça débouche par trois fois. Pif, paf, pouf ! Et le fuyard va à dame en poussant un petit cri bizarre.
Je contourne le fourneau monumental. Le gars est sur le flanc. Il halète sauvagement. L’oxygène et ses éponges ne sont plus copains, à ce qu’on dirait.
Je m’agenouille et qui reconnais-je ? Le gros vilain qui dérouillait ma môme de Souvelle le premier soir ; celui qu’elle appelait Badarin.
Il a l’œil vitreux, le frère. Je glisse ma main sur sa poitrine à la recherche de son palpitant, mais j’aurais meilleur compte d’ausculter une planche à repasser. Il vient de s’inscrire à l’American Express pour le prochain départ en direction de Mephisto City. Dame : une olive dans le bulbe et dans le foie, ça vous guérit de la grippe asiatique.
Je décide de m’occuper de mon petit camarade Mathias. J’espère qu’il y a encore possibilité de faire quelque chose pour lui !
Il est en piteux état, le pauvre rouquin. Une balle dans la poitrine, un peu à droite du cœur, me semble-t-il, et une autre à l’aine ! S’il en réchappe, il aura de la chance. Il n’a pas perdu connaissance. Sa figure décomposée est convulsée par la souffrance.
Je le prends par la taille pour l’aider à se lever.
— Me touchez pas, patron, balbutie-t-il. Je crois que je suis râpé !
— Pas question, fils…
— Vous l’avez eu ?
— Oui, sec. Il est déjà en enfer… Attends-moi un instant, je préviens l’hosto…
Je trouve le bigophone à gauche du vestiaire. J’alerte l’hôpital le plus proche en déclinant mon identité. J’explique la nature et l’emplacement des blessures de Mathias et je leur dis de préparer en vitesse la salle d’opération… On me répond : O.K. ! Tout ce qui pourra être susceptible de sauver Mathias sera entrepris.
Rassuré sur ce point, je retourne auprès du malheureux.
— Trouvez-moi une goutte de gnole, patron, supplie-t-il.
— Non, mon gars, ce ne serait pas prudent. Jamais d’alcool à un blessé, tu sais bien.
De grosses gouttes de sueur dégoulinent sur son front.
— Je souffre comme une vache, murmure-t-il.
— Serre les dents, mon petit vieux, les toubibs sont sur le pied de guerre et t’attendent pour te refaire une beauté…
— Vous croyez que je vais m’en sortir ?
— Tu plaisantes ou quoi ! fais-je. Pour un petit morceau de fer dans le cuir, tu en fais des histoires.
Il a la force de me sourire malgré sa souffrance.
— Ce salaud, il était en haut des marches ; quand je l’ai vu, il était trop tard : il tirait déjà…
Dix minutes s’écoulent et les ambulanciers viennent récupérer le blessé. Les détonations ont ameuté les locataires de l’immeuble, concierge en tête. Un peuple jacasseur occupe la cour. Il en arrive du dehors. Puis ce sont des bignolons de police-secours qui radinent et à qui je dois filer le mot de passe.
De tous, c’est la pipelette qui est le plus survoltée.
— Si je m’attendais à cette fusillade ! vocifère-t-elle. Un immeuble si tranquille ! Jamais le moindre incident et voilà qu’on s’y tue…
— Oh, vous, l’émule de Jeanne d’Arc, mollo ! lancé-je, faisant ainsi une discrète allusion à ses cheveux carbonisés.