— Non.
Son sourire hautain est presque gênant. C’est sa façon à lui de nous dire merde. Il nie l’évidence pour nous marquer son mépris.
Il se produit alors un remue-ménage. C’est le Gros qui, perdant patience, vient de culbuter l’Igor sur le plancher d’un coup de citrouille dans le buffet.
CHAPITRE X
Le jeu des réponses
Moi, vous le savez, j’ai horreur de la brutalité lorsque celle-ci ne s’impose pas. Aussi adressé-je un regard ultra-réprobateur à Béru. Mais, comme on dit à Aix-les-Bains, il n’en a cure.
On dirait qu’il est dingue, Béru. Qu’il fait de cette histoire une affaire personnelle. Il prend les patins d’une noble cause. C’est le valeureux croisé dans toute sa gloire. Il dégaine le glaive de la justice. Il rayonne. Saint Michel terrassant le démon. Une auréole de feu tournique au-dessus de son bada. C’est pour la paix que mon marteau travaille ; bravo Cadoricin !
Pour lui faire lâcher prise, il faudrait lui faire braquer une lampe à souder aux miches, et encore !
Il s’est baissé, il a cramponné Igor par la cravetouze et le strangule en le relevant.
— S’pèce de marchand de salades, peste le Mahousse, t’as fini de nous berlurer, non ?
Il lui met deux claques sur la vitrine, comme il les plaquerait sur la croupe d’une jument ou d’une lavandière.
— Je vais te dire, aboie mon féroce compère, c’est toi qu’es allé au train récupérer la môme…
Je lui prends le bras.
— Qu’est-ce que tu annonces, Gros !
— Ça m’est revenu en regardant cette bouille de Judas, fait Béru, les gens du compartiment m’ont dit que le type qu’était venu chercher ta gonzesse portait un galure taupé vert avec une plume au ruban…
Il ramasse le couvre-chef d’Igor sur le parquet.
D’un geste violent il l’en coiffe. Il n’est pas fait pour sacrer les rois, le Mastar. Notre client a l’air d’être chlass avec son bitos enfoncé de travers jusqu’aux sourcils.
— Et puis, ajoute le Gros, ils m’ont dit aussi qu’il avait une cravate bordeaux…
D’un index rageur il extirpe la cravate du gilet d’Igor…
— C’est pas bordeaux, ça, me demande-t-il, ou bien si je suis dalmatique…
Cette fois, le maître d’hôtel n’est plus maître de lui. Il a la blancheur Duchnock et son regard fixe en dit long comme Bordeaux-Paris sur sa consternation.
— Tu vas te mettre à table ! certifie Bérurier, ce qui ne manque pas d’humour eu égard à la profession de notre zigoto.
Le Russe hoche tristement la tête.
— Je n’ai rien à vous dire, laisse-t-il tomber d’une voix nette.
Alors là, je le trouve téméraire, le copain. Avoir un Béru en transe devant soi et refuser de s’allonger, c’est pire que jouer à la torpille humaine.
Il se fait un étrange silence. Puis le Gros pose sa belle veste à carreaux et remonte les manches de sa chemise. Ensuite il déboutonne son col, donne du mou à son nœud de cravate et fait craquer ses articulations. On dirait qu’il vient de s’asseoir sur un sac de noix.
— Qu’est-ce qu’on lui demande pour commencer ? questionne-t-il, soucieux d’ordonnancer son passage à tabac.
Je regarde Igor.
— On lui demande pourquoi Embroktaviok et Félareluir ont zigouillé Alliachev…
Il se tourne vers le maître d’hôtel.
— Vous disiez, Matéose ? fait-il.
— J’ignore de quoi vous parrrlez !
Alors Béru débute par l’exercice B du Manuel du parfait petit passeur à tabac ; celui qui vient après l’introduction du professeur Cognemou de la faculté des coups et blessures de Bourrepif. Il lui fait tout le commentaire des graphiques et étude des planches en couleurs.
La trombine d’Igor voltige de gauche à droite. Les torgnoles pleuvent… Le Russe serre son râtelier et laisse passer le cyclone. Il a fait la Sibérie, la bourrasque ça le connaît.
Cette séance dure dix minutes. Puis le Gros s’arrête pour se masser les phalanges. Le maître d’hôtel n’est pas plus présentable qu’une serpillière hors d’usage. Il gît sur son siège comme un jules qu’on viendrait de récupérer dans une bétonnière.
La sonnerie du bigophone apporte une diversion. Je décroche. On me communique différentes nouvelles. Primo, on a retrouvé rue de Courcelles la Chrysler blanche de la veuve Godemiche, vide, bien entendu. Deuxio, les perquises effectuées chez les sieurs Embroktaviok et Félareluir n’ont absolument rien donné… Embroktaviok est en fuite. Troisio, mon petit Mathias vient d’être opéré et son état est moins alarmant qu’on ne pouvait le craindre. Voilà qui me remonte un peu le moral. J’en ai besoin. En somme, ce maître d’hôtel est l’unique fil qui nous rattache à l’affaire. Il faut absolument qu’il parle.
Je me penche sur lui. Le Gros l’a accommodé en dinde truffée. Des plaques vertes, bleues et noires constellent sa physionomie. Il a une lèvre fendue, son dentier démis et un petit filet de sang sous le nez.
— Voyons, dis-je, lui faisant le coup du chaud et froid, à quoi bon vous obstiner ? Votre bande est cisaillée maintenant. Si vous ne parlez pas, vous allez trinquer pour les copains, mon vieux, et c’est tout ce que vous en aurez…
Il prend une profonde respiration et balbutie :
— Je n’ai rrrien à dire.
— Il n’a pas encore compris sa douleur, traduit Béru. Laisse-moi continuer mes cours privés…
Mais je sais que les voies de fait sont inutiles. Igor ne parlera pas. Il se laissera hacher menu sans dire un mot.
— Ecrase, soufflé-je à mon compagnon.
— Quoi ! proteste le Gros.
— Colle-le au placard pour qu’il réfléchisse sur son sort, moi je vais aller discuter de tout ça avec le Vieux.
Le Gros hausse les épaules et remet sa veste. Il n’est pas content et méprise ma faiblesse. Pour lui, un type vivant doit automatiquement répondre aux questions qu’on lui pose ; le tout étant de trouver les arguments convaincants.
Le boss est déjà au courant de tout lorsque je pénètre dans son repaire.
Il se tient sur une réserve prudente.
— La situation évolue, on dirait ? murmure-t-il en massant son œuf coque.
— En effet, monsieur le directeur, mais moins vite que je le souhaiterais. Nous sommes à un tournant de l’enquête. J’ai l’impression qu’il suffirait de peu de chose pour nous permettre d’aboutir, mais ce peu de chose ne vient pas…
Et je lui parle de l’interrogatoire d’Igor qui ne donne rien.
— Je m’y connais en hommes, conclus-je, je crois pouvoir vous dire que ce type ne parlera pas. Ni les coups ni les bonnes paroles n’auront raison de sa farouche détermination.
Le Vioque a un sourire indéfinissable. Il saisit une fiche posée parmi d’autres sur son bureau.
— Je viens de centraliser les premiers renseignements sur les intéressés. Aux archives, rien sur Embroktaviok ; nous ignorons qui il est et d’où il vient. Par contre Félareluir est un ancien client à nous. Condamné en 48 pour trafic de devises, il a purgé sa peine et en 56 est allé habiter Berlin. Il n’en est revenu que cette année. Rien sur Mme veuve Godemiche. Par contre son domestique, Ferdinand Dinette, a eu maille à partir avec la justice voici deux ans. Il a été compromis dans un hold-up à Lille et s’en est tiré tant bien que mal grâce à de faux alibis…
L’espèce de vieux sorcier jouit de ma surprise. Je me suis toujours demandé comment il se débrouillait pour posséder un fichier privé aussi bien tenu.