Il aime le malaga, le gourmand. Faut dire que dans le privé il n’écluse que de la flotte. Sauf le dimanche où il s’offre une bouteille de limonade.
Il sirote son godet, les yeux mi-clos, semblable à un matou castré qui évoquerait sa vie préopératoire.
— Donc, reprend-il, nous arrivions au garage où M. Queveutuklat remise son automobile… Et qui vois-je, descendant d’une voiture américaine somptueuse ?
— Monique de Souvelle ?
— Comment le sais-tu ? s’étonne-t-il.
— Simple déduction, la déformation professionnelle, quoi… Elle était seule ?
— Non, un monsieur pilotait l’auto…
— Un type comment ?
— Je ne l’ai pas vu, pour ainsi dire… J’ai salué Mlle Monique… Je dois reconnaître qu’elle n’est pas bêcheuse. Dévoyée, mais simple.
— Ça se passait à quelle époque ?
Il se concentre.
— Voyons, j’ai acheté mon fauteuil le mois dernier… Oui, le mois dernier…
— Elle t’a parlé, la gosse ?
— Non, juste bonjour. J’étais accompagné, elle aussi…
Je suis déçu. Un instant j’ai espéré le miracle ; mais les miracles ne se produisent pas les jours où rien ne carbure.
— T’es sûr de ne pas pouvoir me décrire son compagnon ?
— J’en suis certain. A travers le pare-brise de l’auto, j’ai distingué une silhouette d’homme. Presque aussitôt d’ailleurs, le conducteur a emprunté la rampe du garage pour descendre sa voiture au sous-sol…
Je retourne m’asseoir. Nouvelle déception. Tant pis, ça ira mieux demain. Ne pas insister…
Je vous le répète : c’est astral.
Je me libère d’autant mieux de mes préoccupations que Félicie radine de la cuisine avec un merveilleux plat de pieds-paquets.
— Il ne fallait pas vous déranger, cousine, fait l’hypocrite Hector en carrant le coin de sa servetouze entre son cou de canard et son faux col de celluloïd.
On briffe le bon appétit. Hector surtout. Il avait pas fait le plein depuis le jour de l’An, époque à laquelle il est venu apporter des chocolats piqués et farineux à m’man.
Il s’en met plein l’escarcelle. Faut dire que les pieds-paquets de Félicie sont de première. Histoire d’atténuer le cousin, je branche la télé. C’est sensas : on a droit à un documentaire sur la vie des abeilles.
Hector en profite pour dire qu’il n’aime pas le miel. Tout de suite après, heureusement, y a du catch. Manque de bol ; paraît qu’Hector, malgré ses bras épais comme des rayons de vélo, en a fait dans sa jeunesse.
Il nous commente les prises, nous explique les coups, critique le combat des deux mastards en pleine chicorne. Au point que je me demande si c’est pas sa pomme, le bourreau de Béthune !
CHAPITRE XII
De l’enterrement considéré comme un sport
De bon matin, je passe ramasser Béru-le-Magnifique à son domicile. Je le déniche au troquet d’en bas où il écluse des rhums-limonades afin, affirme-t-il, de se ramoner la descente. Je le prends en charge et nous mettons le cap sur Courmois-sur-Lerable où doivent se dérouler les obsèques du feu comte.
Voyage morose. Le temps est gris comme un article de fond d’académicien. Il y a, par instants, des rafales de pluie qui souillent le pare-brise. Le Gros, contre son habitude, ne moufte pas. Il a l’air perdu dans une trouble rêverie. Agacé par son mutisme, je lui en demande la raison. Il me répond qu’il a eu des démêlés avec Mme Bérurier. La gente dame l’a envoyé, la veille au soir, acheter une livre de vermicelle à l’épicerie du coin en lui recommandant expressément de prendre des mi-fins ; or, par inadvertance, Béru a pris des très fins.
A la suite de cette méprise, B.B. (lisez Berthe Bérurier) lui a jeté les pâtes au visage en le traitant de noms dont l’emploi serait difficile au thé de la duchesse Saint-Agile des Pinceaux ou au golf de mistress Videburn, la femme de l’ambassadeur. Je remonte le moral du valeureux Béru en lui démontrant paras-plus-bey le peu d’importance que revêt une livre de vermicelle (fins ou gros) dans l’existence d’un individu moyen.
J’admets que les manières de l’ogresse Béru ne sont pas compatibles avec celles inhérentes à une bonne épouse, mais en faisant ressortir toutefois que la condition d’homme marié implique fatalement ces sortes d’incidents. Il larmoie, se torche les gobilles d’un revers de pogne musculeux et renversant la vapeur, entreprend le panégyrique de sa baleine.
— J’sais bien que j’sus t’un faible avec elle, reconnaît mon compagnon d’équipée, mais c’est physique : je l’ai dans la peau… Vois-tu, San-A., j’aime tout en elle : ses bajoues, ses moustaches et jusqu’aux verrues qu’elle a sur le pif…
Son humidité le soulage. Il l’assèche au moyen d’un mouchoir grand comme un parachute et passant de la vache à l’âne, me raconte une pièce qu’il a visionnée l’avant-veille à la télé.
— Ça s’intitule Le Cidre, fait mon ami.
— Une pièce normande ?
— Non, espagnole. Le Cidre, c’est un gonze qu’on appelle comme ça. Il est dingue pour une frangine qui se nomme Archimède…
— Drôle de nom pour une fille.
— C’est espagnol, que je te dis… Ça se passe dans l’ancien temps. Le dabe du Cidre a des crosses avec çui d’Archimède. C’est un vieux daron façon croulant. L’autre lui cloque une mandale sans s’occuper de ses crins blancs. Le Cidre prend les patins de son vieux. Il a une vache explication avec son futur beau-dabe et lui carre sa rapière dans le baquet. Du coup, ça complique les relations avec sa poule.
« On croit que l’Archimède va lui arracher les lampions avec ses ciseaux à broder, mais pas du tout : elle se le fait quand même qu’il a dessoudé son vioque. Et tu sais pourquoi ? Because elle l’a dans la peau, comme moi avec Berthe. Quand on aime, on pardonne tout. C’est physique, je te répète… »
— Dis donc, fais-je, ôte-moi un doute, ton Cidre, c’est pas une pièce de Corneille ?
— Il me semble.
— Eh bien, tu vois, ricané-je, c’est pas le Cidre de Corneille qui est normand.
— Possible, dit le Gros. Moi, tu sais, tous ces gars de la Nouvelle Vague, je m’assois dessus.
C’est sur cette déclaration pertinente de mon éminent collègue que nous débarquons au domaine de Lamain-Aupanier.
La demeure croulante est plus croulante que jamais. Un calme funèbre l’isole du monde. Je laisse ma chignole dans la cour d’honneur envahie par les chardons, et, suivi de l’amateur du Cidre, je pénètre in the funeral house, comme disent les Américains lorsqu’ils parlent anglais.
Dans le hall, sur deux tréteaux, il y a la bière du comte avec, sur le couvercle, quelques humbles bouquets apportés par les anciens vassaux de Souvelle, je présume.
Je suis fort surpris de ne pas voir Pinaud. Il m’eût été agréable que l’honorable déchet vînt à notre rencontre. Je m’apprête à faire part à Béru de ma surprise lorsque de la pièce voisine — celle qui est pourvue d’une cheminée — nous parvient un bruit étrange qui n’est pas sans rappeler les Vingt-quatre Heures du Mans.
Nous nous dirigeons vers cette source de bruit, et qu’apercevons-nous ? L’inspecteur Principal Pinuche et le brigadier Jean Névudautre couchés devant la cheminée où meurt un feu de brandons. Ils sont recouverts d’une vieille couverture de cheval décrochée dans la remise, je présume, et ils jouent à l’Eternel Retour, la main dans la main.
Pinaud a conservé son chapeau qui lui constitue comme une sorte d’espèce d’auréole ; le brigadoche a son képi de travers. Quatre bouteilles vides sont couchées près d’eux, donnant un sens profond à ce tableau allégorique qui représente la police et la gendarmerie fraternellement unies.