— On l’enterre à l’église, bien qu’il se soit suicidé ? s’étonne le Gros.
— Un comte, riposte Névudautre, vous ne voudriez pas qu’on le foutasse dans un trou comme un malpropre !
Nous sortons alors parmi la foule pour assister, témoins passifs mais attentifs, au déroulement des opérations.
— Alors, je reste ? soupire le Gros.
— Oui.
— Tu crois que c’est utile ? Réfléchis, si la gonzesse se radinait, poussée par le remords, elle irait directo à la cérémonie ?
— C’est pas certain… Cesse de discuter et fais ce que je te dis. Tu n’as pas peur, j’espère ?
Il hausse les épaules.
— C’est pas la question, seulement qu’est-ce que tu veux, aujourd’hui j’ai le bourdon.
— Eh bien ! gloussé-je, car j’ai énormément d’esprit, pas du meilleur mais du plus efficace. Eh bien, sonne-le ; c’est de circonstance.
Là-dessus, je me joins au cortège qui vient, si j’ose m’exprimer ainsi, d’emboîter le pas à Souvelle. En effet, ce dernier est porté à dos d’hommes. Ils sont quatre costauds à le coltiner vaillamment par les chemins ravinés. La flotte continue de tomber. La voix du vieux curé est plus désespérante que celle de Sylvie Vartan…
On s’en va, cahin-caha, à l’église.
Pinaud trébuche contre chaque pierre.
Il me chuchote :
— Pendant la messe, tu permets que j’aille prendre mon aspirine ? J’ai le cerveau qui grince…
CHAPITRE XIII
De l’enterrement considéré comme un super-sport
Le chant maigrelet d’une dame mal honorée par son époux débite des cantiques tandis qu’un vieux mironton à binocle pédale sur l’harmonium avec la hargne d’un Bobet escaladant le Galibier.
Les pégreleux de Courmois-sur-Lerable somnolent sur leurs prie-Dieu en attendant la fin de l’office religieux. Pinaud est allé lichetrogner du muscadet de Bercy au troquet voisin en compagnie de son cher brigadier. Et le gars Moi-même, l’homme à qui je porte tant d’estime, réfléchit au son de l’harmonium. C’est la musique ad hoc pour qui se penche sur les problèmes de l’espèce humaine. Un conseil, les gars : lorsque vous voudrez vraiment prendre vos mesures, allez le faire derrière un cercueil. Je me dis que la vie est une drôle de fumisterie. On se bigorne avec elle. On saute les uns après les autres les obstacles qu’elle s’amuse, la perfide, à dresser devant vous. On se dit que c’est le dernier, mais il y en a toujours de nouveaux, et le manège continue jusqu’à ce qu’on rate le dernier et qu’on se casse le gicleur…
Je pense à ce pauvre comte, à ses passions, à ses malheurs… Lui aussi a sauté aussi longtemps qu’il a pu. Hop ! Hop ! Hop ! encore ! Encore ! ENCORE ! Et puis un jour, il n’a plus pu. L’obstacle lui a semblé trop haut, trop perfide ; ou bien il a réalisé l’absurdité du système. Il s’est dit que d’autres haies s’interposaient à l’infini entre son présent et son futur. Il a essuyé le coup de pompe. Un tout petit bout de plomb contenait tout ce qu’il fallait pour stopper la ronde insensée, la ronde morne et tuante…
On me frappe sur l’épaule au moment où le prêtre annonce que le défunt va être heureux. Dieu l’entende ! Je me retourne et j’ai la vive surprise d’apercevoir le phénoménal Bérurier.
Il a la bouille convulsée, le regard presque intelligent.
Je devine qu’il se passe des choses.
— Arrive ! me dit-il dans un souffle capable de déraciner quinze platanes.
Je me lève et, sur la pointe des pinceaux, je sors de l’église sur les talons éculés de mon camarade de combat.
Sur le parvis je lui cramponne une aile.
— Raconte !
— Je préfère te laisser la surprise…
Il a pris ma bagnole pour venir me quérir. En cinq minutes, nous sommes de retour au domaine seigneurial. Pendant le trajet, le Gros a fait la sourde oreille et s’est abstenu de répondre à mes questions pressantes. Je sens qu’il est détenteur d’un secret. Il veut en jouir le plus longtemps possible.
Il stoppe la bagnole en bordure du parc en friche et me fait signe de le suivre. Il emprunte alors un étroit sentier mangé par les ronces qui serpente sous les frondaisons.
— Où me conduis-tu, sacrebleu ? fulminé-je en laissant des lambeaux de mon costard pied-de-poule aux épines perfides.
— On arrive, fait Béru.
Il donne dans le sobre. Lui qui a toujours tendance à charger, il se prend soudain pour Jean Gabin : tout dans le masque…
Nous débouchons dans une sorte de petite clairière au milieu de laquelle est percé un puits.
Une échelle plonge par l’orifice. Le Gros me tend la lampe électrique qu’il a dû piquer dans la boîte à gants de ma calèche.
— Descends et regarde ! fait-il.
Pour une fois, c’est moi qui lui obéis. J’enjambe la margelle du puits et je me mets à descendre les échelons. Quatre mètres plus bas, j’atterris ; le mot est juste car le puits est asséché.
J’actionne ma lampe pour mater le fond du trou. Mes cheveux alors se hérissent sur ma boule. Car au fond du puits se trouve un cadavre. On l’a balancé de là-haut et il est tombé de guingois, un peu en arc de cercle. Le faisceau jaune de la lampe se balade sur le visage blême du mort.
Je retiens une exclamation. Pour la première fois de ma carrière, j’ai les jetons. Aussi ahurissant, aussi fantastique, aussi incroyable que cela paraisse, ce cadavre est celui du comte de Souvelle !
Qui dit mieux ?
Un instant, je me demande si je ne suis pas le jouet d’une hallucination ou d’une ressemblance, mais non…
A moins que le comte n’ait eu un frère jumeau (et je sais qu’il n’en avait pas) ; à moins que ce jumeau se soit fringué comme lui et se soit, toujours comme lui, balancé un berlingot dans le cigare, c’est bien de M. de Souvelle qu’il s’agit.
La voix caverneuse, because la profondeur, du Gros, me choit dans les trompes d’Eustache :
— Alors, San-A. Qu’est-ce que tu dis de ma trouvaille ?
Je regrimpe l’échelle, comme une grenouille dans son bocal.
J’émerge. Le gras Béru est assis sur la margelle. Il se roule une cigarette d’un air malin.
— Explique, fais-je en m’époussetant.
Il se donne le temps d’allumer sa cibiche (je m’exprime aussi en vieux français) avant de répondre :
— Ça s’est fait bêtement.
— Comme tout ce que tu fais !
— Ah ! dis, Tonio, me cherche pas, c’est pas le moment ! proteste-t-il fort de son importance.
Je mets une sourdine à ma clarinette à sarcasmes. Il continue :
— Après que l’enterrement a déhotté, je me suis fait tartir dans cette cambuse… Faut reconnaître qu’elle a rien de joyce, hein ?
— Tu es tout excusé, enchaîne !
— Alors, je m’ai dit que ça serait opportun de me dégourdir les cannes. D’abord, moi, j’aime la cambrousse. Ça me rappelle l’époque dont à laquelle j’étais jeune…
— Merci, j’ai ta biographie chez moi, préfacée par le maréchal Lyautey et reliée plein cuir ; continue…
— Donc, je me mets z’à faire un brin de foutingue dans le parc et j’arrive ici… J’aperçois le puits… Dessus y avait ce plateau de bois remoulade…
— Vermoulu, please…
— Ecoute, tonne Poids-Lourd, les leçons de français, j’en ai rien à foutre… Donc y avait ce plateau que tu vois là dans l’herbe… Et sur ce plateau, quoi donc ? Un chat… Un vieux greffier bouffé aux mites, il miaulait en grattant les planches avec ses griffes… Il avait l’air enragé…