Alors la rouquine, qui se voit déjà incandescente dans les flammes de l’enfer, se décide.
— J’savions pas gras ! annonça-t-elle.
— Dites tout ! insiste le curé.
Vous mordez la scène, les gars ? Du Bergman de la bonne cuvée : ce cercueil contenant la dépouille d’une jeune fille étranglée, posé dans la boue d’un chemin, avec ce prêtre en tenue et ces gens fringués de noir, muets, hébétés, terrorisés… Avec le gendarme, rubescent, le Béru altier, le Pinaud délabré…
Un moment de qualité, je vous le bonnis comme je le pense.
Donc, la rouquine s’allonge.
— C’t’ au moment que je fermions mes volets pour la nuit, dit-elle, j’ons juste vu une grosse auto que passait devant chez moi sans faire quasiment de bruit que si que son moteur n’avions point fonctionné…
— Où se dirigeait-elle ?
C’est San-Antonio qui parle. Le vrai, le seul, l’unique…
— Allons vers le châtiau !
— Vous avez vu les gens à l’intérieur ?
— Non : je regardions par en dessus de cette tomobile… Je n’ayons vu que le toit.
— Qu’est-ce que c’était comme voiture ?
— Pff ! fait le chalumeau vivant en pétrissant sa tignasse. Une quasiment grande comme un wagon d’chemin de fer…
— Une ricaine, quoi, traduit Bérurier qui, à ses heures, comprend le péquenot. Mahousse et silencieuse, je vois pas ce que ça serait d’autre…
Ça me fait bondir. En moi s’éveille le souvenir d’Hector. Un Hector majestueux qui, la veille au soir, à l’heure précisément où se déroulait l’étrange forfait, me parlait de Monique et d’une auto américaine. Un détail auquel je n’avais pas pris garde sur l’heure me revient. Il a prétendu, le triste cousin, n’avoir pas vu le compagnon de Monique parce que celui-ci remisait son auto ! Donc il est client du garage en question… Oh ! mais ça change tout.
Je harangue une ultime fois la populace :
— Personne autre que madame n’a aperçu une voiture américaine ?
J’attends. On se consulte encore du regard dans la foule. Et puis Noisette, le crétin municipal, part d’un rire qui ferait frissonner un auto-rhinocéros, fût-il laryngologue.
— J’l’ons vue ! J’l’on vue, glousse cette pauvre asperge attardée. Je revenions du café… Je l’on vue… Je l’on vue…
Je m’approche de lui et, pour l’apprivoiser, je lui offre une cigarette, il la prend, la déchiquette et la chique.
— Elle était comment, cette auto, mon gars ? je lui fais de ma voix la plus suave — celle qui a obtenu le prix décerné par la maison Cadum…
— Grosse, bongu… Comme ça…
Il écarte les bras.
— T’as remarqué la couleur ?
— Laissez tomber, me souffle le toubib, il est daltonien.
Effectivement, l’idiot paraît désemparé.
Je passe à un autre genre d’exercice :
— Tu as vu du monde à l’intérieur ?
— Oui… Oui…
— Quel genre de monde ?
— Du monde.
— Combien de personnes ?
Il réfléchit, y a de la surcharge dans son transformateur, je vous le jure. Il va se faire péter le disjoncteur dans un moment.
Il lève la main, baisse un doigt, hésite, en baisse un autre…
— Trois ?
Il fait un signe d’acquiescement.
— Il sait compter ? demandé-je au docteur.
— Jusqu’à trois, peut-être, fait le toubib sans enthousiasme.
— Bon ; admets-je, trois personnes… Des hommes ou des femmes ?
Le demeuré s’abîme dans ses pensées confuses.
— Deux monsieurs, une madame, il dit…
— Tu es sûr ?
Alors il se fout à chialer comme un pauvre veau qu’on expédierait dans une manufacture de chaussures.
Je n’insiste pas.
— Rentrons à Paris, dis-je à mes hommes. Brigadier, chargez-vous des formalités. Mettez les scellés au château, faites transporter le cadavre de la jeune fille à la mairie, le médecin légiste viendra pratiquer l’autopsie… Compris ?
— Bien, monsieur le commissaire.
— Autre chose : le cadavre du comte gît dans le puits de son parc. Qu’on n’y touche pas avant l’arrivée de mes collègues. Placez un de vos hommes en faction et qu’il ne s’endorme pas, hum ?
L’apoplectique, ne pouvant rougir, pique un fard.
J’adresse un geste rond, légèrement théâtral dans le sens de la hauteur à l’assistance, je serre la paluche du maire, celle du curé, celle du docteur et je regagne ma tire.
CHAPITRE XV
« Mettez-moi du super »
Un huissier cacochyme à la démarche éléphantesque nous conduit jusqu’au vaste burlingue où œuvre le cousin Hector.
La pièce est immense, pourvue de hautes fenêtres à travers lesquelles on arrive à distinguer le ciel de Paris, malgré l’épaisse couche de poussière qui recouvre les vitres. Je songe avec mélancolie à tous les pauvres mecs qui vivent à quatorze dans une mansarde, ce qu’ils voudraient se régaler si le ministre des Travaux en Cours leur livrait ses locaux. Des locaux de cornichons à en juger par la faune qui y végète.
Le guide franchit à gué un immense delta, nous longeons des rives bordées de dossiers verdâtres, nous croisons une pirogue montée par un vieillard oublié puis un bateau à aubes (à chaque aube je meurs) à bord duquel ont pris place trois vieilles filles rances atteintes de cécité because la poussière des archives et la lumière étoilée de leurs lampes de burlingue, mais, dans un ministère, pour les vieux fonctionnaires, la cécité fait loi (il est mauvais mais vous l’avalerez quand même !). Nous continuons de descendre ces fleuves impassibles, guidés par notre haleur, lequel geint à chaque pas. Et nous abordons à la toute extrémité du local. Nous n’apercevons d’abord qu’une falaise de documents empilés. Cela ressemble au grand cañon du Colorado (je n’ai jamais vu le grand cañon du Colorado, le petit non plus du reste, ce qui rend la comparaison plus évidente).
— Voilà, murmura l’huissier.
On pourrait croire qu’il va restituer son dernier soupir, mais non, il le garde pour la bonne bouche. L’homme se prend les bronches à pleines mains et, courageusement, organise une nouvelle expédition pour rejoindre sa base.
Je contourne la pyramide de paperasses et j’aperçois enfin mon cousin au visage pâle. Il ne nous a pas entendus venir, car il est accaparé de bas en haut pour une opération minutieuse. Cette dernière entre dans une phase tellement décisive que nous retenons notre respiration, Béru, Pinoche et moi. Jugez-en : Hector a évidé un bouchon de liège au moyen d’une lime à ongles. Il a planté des épingles en rangs serrés pour constituer une minuscule grille devant l’ouverture. Et, à l’instant précis où nous arrivons, il s’efforce d’introduire une mouche habilement capturée dans le bouchon, avant de piquer le dernier barreau. La mouche qui le prend pour un sodomite proteste et essaie de s’enfuir. Mais rien ne peut réduire la volonté d’Hector, pas même un Indien Jivaro.
Il finit par embastiller sa mouche. Vivement, il abaisse le barreau. Puis il reprend souffle. De la sueur ruisselle sur son front étroit. Il est assouvi, Hector. Il a la noblesse du gladiateur vainqueur. Le calme quasi sidéral de l’homme courageux qui a rempli sa mission.
— Tu fais l’élevage, Totor ? je questionne.
De saisissement il en bave sur sa cravate.
— Toi ! Toi ! Toi ! répéta-t-il quatre fois de suite (je ne l’ai écrit que trois fois pour vous laisser le soin d’imaginer le dernier « toi ». Au cas où votre débilité mentale vous refuserait cet effort, je dépose le quatrième « toi » au bas de la page)[3].