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Sur ces entrefaites les archers du commissariat voisin, déjà alertés, s’annoncent. Je leur explique le topo et ils s’arrangent de la môme tandis que je retourne dans la maison.

— Gros, fais-je à l’homme au pantalon fendu, donne l’ordre d’appréhender une DeSoto grise immatriculée 432 WB 75… Il nous faut retrouver cette charrette dans les deux heures qui suivent…

— Ce sera pas duraille, fait le Béru. Je t’admire d’avoir eu le temps d’enregistrer le numéro.

Son compliment me va droit au cœur, sans épargner toutefois mon visage inondé par les postillons du Vain.

Je procède alors à une fouille minutieuse de l’appartement. Mais les gens qui l’habitaient ne l’utilisaient que comme pied-à-terre. Il pue l’inhabité. Quelques fringues d’homme, une valise avec des effets de femme (ceux de la défunte Annette, je présume) et c’est tordu. A part ça, des conserves et du gruyère… Je laisse le Gros user du bigophone pour alerter les gars de la routière, ensuite de quoi je profite de ce que l’écouteur est chaud pour tuber au Vieux. Il n’a pas l’air tellement mécontent.

— C’est la déroute chez l’ennemi, dit-il. Comment était l’homme à la DeSoto ?

Je lui fais une description approximative du personnage qu’hélas je n’ai fait qu’entrevoir.

— Pas de doute, dit le boss, il s’agit d’Embroktaviok. Vous êtes sur la bonne piste, San-Antonio.

Et il raccroche.

Il est gentil, le Tondu, la bonne piste ! Elle me paraît un peu sectionnée encore une fois. C’est curieux, dès que je trouve un filon, il se tarit…

— Qu’est-ce qu’on fout ? interroge Béru dont les yeux sont pareils à deux gueules de carnassier inassouvi.

Je lui donne tout apaisement :

— Oui, Gros, on y va…

Un restaurant aimable nous accueille. Au menu, il y a des filets de sole au champagne. Comment la Gonfle résisterait-il à cette tentation ? On passe la commande. Se pose alors le difficile problème des vins. Pinuche prêche pour le muscadet (son vice) et le Gros affirme que, poisson ou pas poisson, il n’y a de vrai que le solide picrate, la première qualité d’un vin, même blanc, étant d’être rouge.

Je mets tout le monde d’accord en commandant une bouteille de champ’.

Foin de cette coutume idiote consistant à fêter les succès par des libations. Ce sont les échecs qu’on doit ainsi sanctifier. Moi, le champ’ me dope, et même me biodope.

Chacun se met à mastiquer en silence. Je réfléchis aux derniers événements. Il s’en passe des choses ! Quelle hécatombe ! Je récapitule : Alliachev, le comte de Souvelle, sa fille, Félareluir, Annette ; plus Mathias grièvement blessé ; plus mes bosses et plus le falzard à carreaux du Gros !

Ayant morfalé sa sole et franchi le premier la ligne d’arrivée, Bérurier exhale une incongruité qui fait chanceler le serveur. Il se cure les dents de la pointe de son couteau, rassemble les aliments ainsi récupérés sur le bord de son assiette, puis, l’inventaire achevé, les consomme une seconde fois.

— Dommage que t’aies pas pu y causer à la morne, rêvasse-t-il.

C’est précisément ce que j’étais en train de déplorer in petto. Ce parallélisme de nos réflexions est édifiant, ne trouvez-vous pas ? Ce sont des remarques de ce tonneau qui me font sentir l’efficacité du Gros.

— Elle a rien bonni du tout ? insiste-t-il en déposant sur mon visage avenant un regard gluant comme une sucette au miel.

— Elle a balbutié, je crois, « Epinay »… Puis elle a dit : « Partir avec vous chez maman. »

— Elle débigochait ?

— Probable…

— On n’a rien sur elle aux sommiers ?

— Rien.

— Tu possèdes son identité ?

— J’ai trouvé sa carte, oui, dans son sac à main…

Tout en causant, je sors la pièce d’identité et la dépose sur la table. Le Gros, doctoral, s’en empare tandis que Pinaud s’étrangle avec une arête. Il lit tout haut, comme s’il cherchait une signification profonde dans ce texte d’état civil :

— Annette Piedchaud, née le 18 mars 1938 à Montmirail (Marne).

— Tu connais ? ricané-je.

— Pas la gonzesse, mais Montmirail… J’y suis passé avec mon beau-frère l’année qu’on a fait une virée en Champagne. Ce qu’on a pu écluser comme roteux c’te fois-ci. Mon beau-frère, tu le connais ? Félix ? Le père de mon neveu qui fait de la boxe, j’ai dû t’en causer…

Je ne prête pas l’oreille à ses divagations. Je suis morose. Le lapin des champs qu’on vient de nous servir, et qui devait savoir marcher sur les toits, me paraît fade comme un rendez-vous manqué.

Le Pinaud s’est versé trois verres de champ’ coup sur coup pour balayer son arête. Il examine l’étiquette de la bouteille.

— C’est pas un cru très connu, dit-il, mais faut reconnaître qu’il se laisse boire.

Et tout de go, il glapit :

— Dis voir, San-A. Je pense…

— Tu as l’impression, rétorqué-je, mais tu sais bien que ça n’est pas possible !

Il tourne l’étiquette de la bouteille face à moi…

« Champagne Denaigre, Epernay », lis-je.

— Et alors ? je fais au Vioque, ça te fait penser à quoi ?

Il hoche la tête.

— Je me dis que t’as peut-être mal compris. Au lieu d’Epinay, c’est peut-être Epernay qu’elle a murmuré, la poule.

Il m’agace, le gâteux.

— Possible, et alors ?

— Non, je te dis ça parce qu’elle est née à Montmirail et que Montmirail c’est près d’Epernay, tu comprends ?

J’ai des symptômes, les mecs. Dans les grandes circonstances, une petite musiquette s’élève dans mon âme. Et c’est à cet indicatif que je reconnais les moments importants de ma vie.

Je repousse mon assiette.

— Pinaud, sais-tu que ta déduction n’est pas tellement bête !

— Je sais, fait-il en profitant de l’émotion générale pour s’octroyer un quatrième godet.

Bérurier désigne mon assiette.

— Tu finis pas, San-A. ?

— Plus faim.

— Tu permets alors ?

Sans attendre mon acquiescement, il verse le contenu de mon auge dans la sienne. Tandis qu’il se colmate les brèches, je vais demander au taulier de la gargote la permission de me servir de son téléphone. J’appelle le commissariat d’Epernay.

La communication est presque instantanée. Une voix rogue me demande ce que je veux. Je me nomme et je demande s’il existe à Epernay une dame nommée Piedchaud qui serait la mère d’une fille Annette âgée de vingt-huit printemps. L’autre me répond qu’il va se mettre en contact avec la mairie. J’insiste pour qu’il se manie le rond et je lui dis de me téléphoner la réponse au restaurant où nous festoyons. C’est O.K., je n’ai plus qu’à attendre. Je profite de ce que j’ai l’appareil en main pour demander à la routière des nouvelles de la DeSoto. On vient de la retrouver, abandonnée quai de la Tournelle. Embroktaviok n’est pas allé loin. Sans doute est-il allé retrouver un complice ?

Mes coéquipiers en sont au dessert (crème de marrons-Chantilly) lorsque je les réhonore de ma présence.

— Qu’est-ce que ça donne ? ânonne Pinaud, presque naze, car le champagne a réveillé sa cuite de la nuit.

— On va le savoir…

Bérurier, lui, examine le menu. L’air tourmenté, il appelle le loufiat.

— Dites-moi, fait-il, y a pas gourance, je lis bien huîtres et filets de sole.

— Oui, monsieur.

— C’est pas OU filets de sole, c’est bien ET filets de sole ? gronde la Gonfle. Alors pourquoi que vous nous avez pas servi les huîtres ?