Le serveur me désigne.
— Monsieur m’a dit d’apporter les filets, j’ai cru que vous ne vouliez pas d’huîtres.
— Elle est bonne, celle-là, aboie le Gros. Je les adore, moi ! Amenez-les-moi, puisque c’est compris dans le menu.
— Mais, monsieur, bredouille le pauvre serveur, vous…
— Je ?…
— Vous venez de manger le dessert.
— Et alors ? demande calmement Bérurier en déposant son chapeau sur la banquette afin de s’oxygéner la courgette. Et alors ? Pourquoi qu’on ne boufferait pas des huîtres derrière de la crème de marrons.
La stridente sonnerie du téléphone m’arrache à ce sketch vertigineux.
— On vous demande d’Epinay, fait le taulier… (Il rectifie) : Je veux dire d’Epernay !
— Tu vois, me lance Pinaud, on confond facilement les deux noms.
Cette fois, c’est le commissaire en personne qui me parle. Il démarre dans un préambule interminable. Il est heureux de collaborer avec moi. Il est très honoré (comme Balzac). Il est à ma disposition. Il a fait diligence (il postillonne ferme en disant ça, et je reçois des gouttes dans les feuilles). Bref, il existe effectivement une dame Piedchaud à Epernay. Elle a cinquante-six ans. Elle est veuve. Elle a une fille prénommée Annette qui vit à Paris (là je pense que l’imparfait s’impose) et elle crèche rue des Berceaux.
— Devons-nous entrer en rapport avec elle ? s’inquiète mon confrère.
— Gardez-vous-en bien ! hurlé-je. Ne vous occupez pas de ça, mon vieux, c’est mes oignons.
Je l’ai vexé, mais peu m’importe. Je n’ai pas envie de lui voir saccager cette nouvelle piste. Si piste il y a.
Je rassemble mes troupes. Comprenant qu’il n’aura pas le temps de déguster ses mollusques lamellibranches à coquille bivalve, le Gros ordonne :
— Faites-moi z’en un paquet, ma femme les adore aussi.
CHAPITRE XVII
J’en apprends de belles… et de moins belles !
Sur la fin de la journée, le gars moi-même et ses deux fins limiers atteignent la coquette cité d’Epernay, de réputation mondiale et même internationale. Tout le long du trajet, j’ai échafaudé mille hypothèses au point que je redoute de les voir me choir sur la hure. La question primordiale est celle-ci : ne faisons-nous point chou blanc en venant ici ? Existe-t-il un rapport entre la mère de feue Annette et la bande d’espions que je traque inlassablement depuis bientôt trois jours ? Ces ultimes paroles de la gosse étaient-elles vraiment « pensées » ou ne sont-elles que le fruit gâté de son délire ?
— Tu n’as pas l’air joyce, remarque le Gros, comme nous touchons au port.
— Il faut avoir comme toi le désert de Gobi à la place du cerveau pour se tenir détendu…
— Je croyais que la vioque de la môme habitait Marseille ?
— C’était du bidon, probable…
J’avise un gardien de la paix et je lui demande la rue des Berceaux. Généreux, il me la donne. A l’orée de cette venelle étroite je stoppe mon char.
— On va y aller prudemment, fais-je à mes complices. Supposez que la piste soit bonne ; il ne faut pas leur donner le temps de s’esbigner. Attendez-moi ici.
Je parcours la rue à grandes enjambées, histoire de repérer la maison qui m’intéresse. Celle-ci est située dans le centre de la courte ruelle. Elle comporte des fenêtre à petits carreaux, munies de barreaux. La porte est vieille, bardée de gros clous en fer forgé. Tout ça fleure bon la province, le vieillot. Je suis sûr que, derrière cette porte, je trouverai des parquets encaustiqués sur lesquels on ne marche qu’avec des patins de feutre, des meubles rustiques ayant chacun leur histoire pour les habitants du logis…
Je contourne le pâté de maisons et rejoins les Stupid’s brothers. Le Gros vient d’ouvrir une huître avec ma clé de contact et il la gobe en faisant un bruit de succion qui rappelle celui d’un lavement placé sur son orbite.
— La dégustation est finie, oui ? je rouscaille.
Il jette les coquilles sur le trottoir.
— On y va, Tonio. T’as pris les mesures ?
— Ecoute, Gros, c’est toi qui vas t’annoncer le premier. Tu sonneras et baratineras la personne qui — je l’espère — viendra t’ouvrir.
— Qu’est-ce que j’y raconte ?
— Ce que tu voudras ; attends…
Je chope dans ma boîte à gants une mètre pliant.
— Tiens ça à la main, ça fait plus habillé. Tu vois, il y a une voiture presque devant la porte.
« Demande si elle appartient à quelqu’un de la maison. Tu dis qu’on va commencer des travaux dans la rue et que tu voudrais qu’on la déplace… »
— Çasse ! fait Pinaud.
— Quoi ?
— Qu’on la déplaçasse !
Béru est déjà en route pour la gloire. Les vagues de son costard à carreaux gonflées d’huîtres le font ressembler à un âne fortement bâté. Avec le pan de chemise qui s’échappe de son futal troué, il a vraiment grand allure.
— Amène tes vieux os, enjoins-je au Pinuchet.
Il soupire et s’extrait de la guinde.
Nous restons à la bonne distance du Gros. Celui-ci gravit les deux marches du seuil et se suspend à la sonnette de Mme Piedchaud. Nous le voyons de profil. Le mètre déplié lui constitue une sorte de queue longue de deux mètres (car il s’agit d’un double mètre).
On lui ouvre, je pige à son air brusquement tendu. Le voilà parti dans de grandes salades. Il met le paquet, décrit des moulinets avec le mètre (qui, comme le gras est double, il n’est pas superflu de le rappeler). Il en rajoute, montre l’auto, parlemente, se donne…
La personne qui lui fait face mord à l’hameçon et se penche pour regarder l’auto. Ce n’est pas une vieille dame, mais un grand vilain pas beau en qui je reconnais Ferdinand, le valet de chambre de la veuve Godemiche ; celui qui, hier, m’estourbit de si belle manière.
J’ai le cœur qui fait une cabriole dans ma poitrine (d’ailleurs où voudriez-vous qu’il la fit, cette cabriole, hein ? bande de déjetés). Nous tenons le bon bout. Nous avons renoué le fil cassé. Les dieux sont avec nozigues !
— Acré ! fais-je à Pinuche, il ne s’agit pas de rater notre entrée, on se ferait siffler !
En rasant le mur, je m’approche de la porte. Est-ce une prémonition ? Ou bien fais-je plus de bruit que je ne souhaiterais ? Toujours est-il que Ferdinand Dinette se détranche de mon côté. Il a un sursaut.
— Pioche-le ! hurlé-je au Gros.
Faut voir un peu comme il a du réflexe, le Béru. Je n’ai pas plutôt dit ça qu’il a sauté sur les cannes du mecton. L’autre bascule en arrière. C’est la ruée. Nous sommes trois à le maîtriser. L’assaut n’a pas duré deux minutes que nous sommes dans la place. Je referme la porte. Comme je m’y attendais, la maison est vieillotte, cirée de bas en haut, luisante… Elle sent le douillet. Il y a de vieux bahuts, des plantes vertes dans des cache-pot de cuivre et des lustres garnis de perles.
Le Ferdinand fait une triste figure. Il a l’air consterné du monsieur qui, au moment de se coucher, trouverait une crocodile dans son lit à la place de sa bergère.
— Eh ben, Ferdinand, fais-je, on se retrouve, tu vois…
« Mets-lui les poucettes ! » ordonné-je à Pinaud.
On s’annonce dans une salle à manger qui pue le vieux et aussi le tabac. La valeton-assommeur a dû beaucoup fumer depuis qu’il est ici…
— Où est cette brave Mme Godemiche ? lui demandé-je.
Il ne répond rien. Je commence à en avoir class des muets. Je lui colle une mandale qui renverserait un clocher.