— Georges voulait m’emmener passer la soirée chez des amis à lui. Je les connais, ses amis… Et je connais aussi leurs soirées… De vraies orgies. C’est pourquoi j’ai voulu me sauver…
— Vous ne pouviez pas téléphoner à vos parents, du restaurant ?
— Ils sont en voyage.
— Si bien que vous êtes seule au monde en ce moment ?
— Hélas…
Du coup, j’oublie tout à fait ma déconvenue touchant Alliachev. Je me dis que le bon Dieu a été une fois de plus vachement chouette avec moi en faisant se tailler le Russe pendant la castagne. En ce moment, au lieu d’interpréter ma grande scène casanovesque à cette merveilleuse enfant, je me taperais une partie de filature dans Paris by night !
— Vous ne voulez pas prendre un verre avec moi, dans un endroit lumineux et musical ?
Elle secoue la tête.
— Si ça ne vous ennuie pas, j’aime mieux rentrer à la maison, ces émotions m’ont coupé les jambes.
Je réprime une grimace de déconvenue, mais San-Antonio, vous le connaissez ? Toujours sur le chemin de la gloire et de l’honneur. Avec lui : les femmes et les enfants de Marie d’abord !
— Où demeurez-vous ?
— A Enghien.
In petto, comme disent les Latins, je me réjouis qu’elle ne loge pas à Poitiers ou à Saint-Brieuc.
En cours de route, je me présente à elle, ce qui l’amène à m’allonger son blaze : Monique de Souvelle. Faut que je me tienne à carreau, les potes : voilà que je donne dans la particule à cette heure ! Ma rotule me fait mal, mais je pense qu’un quart d’heure plus tôt la vicomtesse se faisait dérouiller comme une vulgaire roulure et ça me dore un chouïa le blason.
Vous l’avouerais-je ? Moi ça me porte à la peau, son nom à tiroir. J’ai un palmarès éloquent, avec des nanas très variées, mais je ne compte pas une noble à mon actif. Mon petit doigt me chuchote que ça peut peut-être s’arranger dans un avenir très immédiat.
Nous arrivons devant une somptueuse propriété entourée d’un parc. C’est près du lac. De l’autre côté, le casino brille de tous ses feux et des bribes de musique nous parviennent.
Heure enchanteresse… Heure divine, sérénissime… J’ai le palpitant qui déraille. Va-t-elle me prier d’entrer ou, au contraire, me congédier avec une poignée de main ?
Je stoppe ma tire près de la grille et je fais descendre ma passagère.
— Il n’y a pas de lumière, observé-je, vos gens seraient-ils sortis ?
— Oui, c’est leur jour…
— Me permettez-vous de vous accompagner jusqu’à votre perron, car ce parc vide, à ces heures…
Vous mordez la tactique, les jules ? J’essaie, à la sournoise, de lui cloquer les copeaux pour qu’elle ait besoin d’une solitude compagnie.
M’est avis que ça biche.
— Vous êtes trop gentil, je ne sais comment vous remercier.
Je m’abstiens de lui dire que moi j’ai mon idée sur la question.
Elle ouvre la grille et nous arpentons une allée cavalière jonchée de feuilles craquantes. Ça sent bon le bois humide et la mousse. Entre nous et la guerre de Cent Ans, je ne détesterais pas passer la nuit ici avec la poulette.
Nous gravissons le perron. Monique délourde le vantail en fer forgé et actionne un commutateur.
Une lumière crue comme un steak tartare me découvre un hall tout ce qu’il y a de bath, avec commodes Louis XV et tapis d’Orient. Je remarque tout particulièrement un Tétouanfaubourg en poils de grenouille tissés main qui doit valoir une fortune en monnaie de singe.
Elle me guide vers une pièce qui s’avère être un salon.
Je me tiens debout, indécis, ne sachant si je dois prendre congé ou me moucher dans les tentures.
— Asseyez-vous, dit-elle, vous prendrez bien un verre ?
J’acquiesce. Je viens de me mettre au point une petite courbette cérémonieuse qui sent bon son Choisy-le-Roi et son Bourg-la-Reine.
Elle ferme la lourde, branche un pick-up à changeur automatique, dont la réserve est copieuse, et va à un chariot contenant une foultitude de flacons.
— Whisky ?
— Avec plaisir…
Elle me sert ça dans un verre à liqueur, sans glace et sans eau, et je me dis que ce doit être l’usage dans la noblesse. Quand on fait partie du tiers état, on essaie de ne pas s’étonner.
La musique, contrairement à ce que vous pouvez croire, n’est ni de Bach ni de Laverne. C’est du Frank Sinatra de la bonne cuvée et ça vous file des frissons sous la coiffe.
Monique a jeté son manteau sur un siège. Du pied, elle pousse un pouf vers moi et s’y assied. Je peux l’admirer tout mon soûl. Elle est blonde, avec un visage bronzé, des yeux pervenche et une bouche charnue. Si je ne me retenais pas, je la pousserais à la mésalliance. Mais j’ai du savoir-vivre quand il le faut, et là où il faut.
On discute le bout de gras. Elle m’apprend qu’elle fait son droit, que son père a un élevage de bourrins dans la Manche (le Haras Quiry, l’un des plus réputés). Il est vice-président adjoint honoraire du Jockey Club ; quelqu’un de très bien, comme vous pouvez en juger. Il a une écurie de courses ; ses couleurs, c’est fleur de lys et feuilles de rose sur gueule de bois.
Ses canassons se font monter par des virtuoses de la selle ; et sa femme se fait monter le petit déjeuner au lit tous les matins. Le gratin, quoi ; pas le gratin dauphinois, le gratin normand, c’est-à-dire la crème du gratin.
Elle me questionne alors sur ma personne. Je voudrais pouvoir lui dire que je chasse à courre, que j’ai un yacht mouillé à Saint-Trop’ et que je me suis marré comme un bosco au dernier thé de la marquise Du Car de Tour de Manivel ; mais, en fait de souvenirs, je n’ai que mes enquêtes avec Pinuche et Béru ; Félicie, ma brave femme de mère qui réussit si bien les paupiettes de veau et les petites midinettes embroquées à la va-vite après deux heures de Cinzano. Rien de très reluisant, sans doute, pour une particulée, mais pourtant c’est si dense, si chaud, si vrai, tout ça.
— Moi, fais-je, je ne suis qu’un pauvre flic, mon petit. Je prends des rhumes, des gnons, des coups de feu, et j’en donne ! C’est banal.
Elle est remuée comme un sucre dans une tasse de café.
— On dirait que vous faites des complexes ?
— Non. Mais je mesure la distance qui nous sépare.
— Cinquante centimètres ! évalue-t-elle en clignant de l’œil.
Oh ! pardon. Comment interpréteriez-vous ça, vous autres, avec vos petits cerveaux minuscules et poussiéreux ? Moi je me dis que c’est un vache appel du pied. Je me dis aussi qu’une paire de tartes n’a jamais tué un homme et je peux risquer le paxon.
Alors je pose mon verre, je me penche sur la gosse Monique, j’oublie son dabuche à blason, ses bourrins, ses larbins, ses châteaux, ses ancêtres. Je m’appuie contre son arbre généalogique et je te lui roule ma galoche des grands jours, celle qui m’a valu le premier prix de patinage artistique, catégorie figures, aux championnats du monde de Tombouctou.
Vicomtesse, peut-être, mais femme, sûrement ! La môme Monique trouve ça à sa convenance et me donne envie de bisser. Dont acte !
Ça devient vite de la passion, puis de la frénésie, et enfin du délire. Un délire proche du delirium très très mince.
En moins de temps qu’il n’en faut à un vigile de la zone bleue pour relever le numéro de votre chignole, nous nous retrouvons sur un canapé voisin.
La lutte est ardente et noire. Il est évident qu’une demoiselle née doit faire un peu de rebecca avant de se laisser oblitérer de blason. Y a des incidents de frontière et je suis obligé de parlementer à la douane, enfin elle se rend compte que mon passeport est en règle, et elle accepte que je lui joue Zazie dans le métro.